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il s’amufoit à grimper fur les arbres, pour chercher de la gomme qu’il aimoit beaucoup ; quelquefois il me découvroit du miel dans des enfoncemens de rocher ou dans des arbres creux ; mais, lorfqu’il ne trouvoit rien ; que la fatigue & l’exerciee avoient aiguifé fes dents, & que l’appétit commençoit à le preffer férieufement, alors pour moi commençoit une fcène extrêmement comique. Au défaut de gomme & de miel, il cherchoit des racines , & les mangeoit avec délices , fur-tout une efpèce particulière que, malheureufement pour lu i, j’ayois trouvée exquife & très-rafraîchiffante, & que je voulois obftinément partager. Keès étoit rufé. Lorfqu’il avoit trouvé de cette racine, fi je n’étois à portée d’en prendre ma part, il fe bâtoit de la gruger , les yeux impitoyablement fixés vers moi. 11 mefuroit le temps qu’il avoit de la manger à lui feul, fur la diftance que j’avois à franchir pour le rejoindre, & j'arriyois en effet trop tard. Quelquefois cependant lorfque, trompé dans fon calcul, je l’avois atteint plus tôt qu’il ne s’y étoit attendu, il cherchoit vite à me cacher les morceau^ ; mais , au moyen d’un foufflet bien appliqué, je l’obligeois à reftituer le vol ; & , maître à mon tour de la proie enviée, il falloit bien qu’il reçut la loi du plus fort; jieès n’ayoit ni fiel ni rancune, 8: je lui faifois aifément comprendre tout ce qu’a d’infenfible & dur ce fâche égoifme dont il pie donnoit l’exemple. Pour arracbier ces racines , il s’y prenoit d’une façon f° rt ingé- nieufe , & qui m’amufoit beaucoup. Il faififfoit la touffe des feuilles entre fes dents , puis, fe roidiffant fur les mains , & portant la tête en arrière , la racine fuivoit affez ordinairement. Quand ce pioyen, où il employoit une grande force, ne pouvoit réuflir , il reprenoit la touffe comme auparavant, & le plus près de terre qu’il le pouvoit; alors, faifant une cabriole cul par deffus tête, la racine eédoit toujours à la fecouffe qu’il lui avoit donnée. Dans nos mar? çhes , lorfqu’il fe trouvoit fatigué, il montoit fur un de mes Chiens qui avoit la complaifance de le porter des heures entières ; un feul, plus gros & plus fort que les autres auroit dû fe prêter à fon petit manège; mais le drôle favoit à merveille efquiver la corvée. Du moment qu’il fentoit Keès fur fes épaules, il reftoif immoffilg, laiffoff Iaiffoit défiler la Caravane fans bouger de la place : le craintif Keès s’obftinoit de fon côté ; mais, fitôt 'qu’il commençoit à nous perdre de vue, il falloit bien fe réfoudre à mettre pied à terre ; alors le Singe & le Chien couroient à toutes jambes pour nous rattraper. Le Chien le Iaiffoit adroitement paffer devant lu i , & l’obfervoit attentivement, de peur qu’il ne le furprit. Au refte, il avoit pris fur toute ma meute un afcendant qu’il devoit peut-être à la fupé- riorité de fon inftinft ; car, parmi les animaux comme parmi les hommes, l’adreffe en impofe trop fouvent à la force. Mon Keès ne pouvoit fouffrir les convives ; lorfqu’il mangeoit , fi l’un de mes chiens l’approchoit de trop près, il le regaloit d un foufflet, auquel le poltron ne répondoit qu’en s’éloignant au plus vîte. Une fingularité que je n’ai jamais pu concevoir, c’eft qu’après le Serpent, l:animal qu’il craignoit le plus étoit fon femblable, foit qu’il fentît que fon état privé l’eut dépouillé d’une grande partie de fes facultés , & que la peur s’emparât de fes fens, foit qu’il fût jaloux & qu’il redoutât toute concurrence à mon amitié. Il m’eut été très-facile d’en prendre de fauvages , & de les apprivoifer ; mais je n’y fongeois pas. J’avois donné à Keès une place dans mon coeur que nul autre ne devoit occuper après lui, & je lui témoi- gnols affez jufqu’à quel point il devoit compter fur ma confiance. Il entendoit quelquefois fes pareils crier dans les montagnes. Je ne fais pourquoi, avec toutes fes terreurs, il s’avifoit de leur répondre; ils approchoient à fa voix , & fitôt qu’il en apercevoit u n , fuyant alors avec des cris horribles, il venoit fe fourrer entre nos jambes, imploroit la proteûion de tout le monde, & trembloit de tous fes membres. On avoit beaucoup de peine à le calmer; il reprenoit peu à peu fa tranquillité naturelle. Il étoit fujet au latcin. C’eft un défaut commun à prefque tous les animaux domeftiques ; mais il fe déguifoit chez Keès en un talent dont j’admirois moi- même tous les refforts ingénieux. Quoi qu’il en fo it , les corrections que lui adminiftroient mes gens, qui prenoient avec lui la chofe au férieux , ne le changèrent jamais. Il favoit parfaitement dénouer les cordons d’un panier pour y prendre les provifions, & fur-tout le lait qu’il aimoit beaucoup. Il m’a forcé plus d’une fois de ra’en J'orne 1. I


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