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devinrent si vives qu’il fallut céder, et déjà nous étions réunis avant d’arriver à Lameloudèh. Ce que j ’avais prévu ne tarda point à être confirmé: le désir de connaître les lieux que je visitais, augmenté par les récits merveilleux des habitants de D erne, avait porté mon jeune compagnon de voyage à écouter plutôt son inquiète curiosité, que les conseils de la prudence. Sa maladie, que le repos avait un peu calmée, se déclara de nouveau et avec des symptômes alarmants. Malheureusement, dans cet intervalle, la situation politique du pays était changée : le bey, rappelé par le pacha de Tripoli, avait quitté cette province; dès-lors, livrés à nous-mêmes dans les montagnes de Barcah, sans autre égide que la Providence, il ne m’était plus permis de penser au retour de M. Müller à Derne. Une seule ressource me restait pour n’avoir point la douleur de le voir succomber à ses maux : je changeai le système de mon exploration. Tel endroit offrait-il une grotte spacieuse, je m’y rendais avec toute la caravane; le feu en chassait bientôt l’humidité, et M. Müller trouvait dans cet asile un abri assuré contre les intempéries, et plus de facilité pour faire préparer des aliments. Afin de prolonger cet état salutaire, je prolongeais la durée du séjour. La grotte devenait le lieu de résidence de la caravane, le point central d’où je partais à plusieurs reprises pour visiter le canton, de même que celui où je me repliais dans les circonstances difficiles. Cet arrangement convenait en outre au craintif Abd-el-Azis, qui, depuis le départ du bey, ne se trouvait point à son aise au milieu des Arabes de Barcah. Malgré sa répugnance déclarée pour les réduits cachés, il se plaisait néanmoins dans ces grottes; et, malgré leurs divisions ténébreuses, son imagination, rassurée par la présence d’autres personnes, n’en était pas épouvantée. Parfois même il s’avisait de jouer le rôle de protecteur; mais c’était toujours à bon compte : quelque niais d’Arabe ou des troupes d’enfants s’approchaient-ils du lieu domiciliaire, il leur en défendait impérieusement l’entrée; mais si des hordes de cavaliers ou des bandes de pèlerins venaient à passer, il reprenait ses paroles religieuses et son ton doucereux. M. Müller, quoique souffrant, seul en imposait alors à l’insolence des Arabes et à la rapacité des bandits. Ainsi, le vrai courage a un maintien et une physionomie qui le caractérisent : son attitude n’est point altière; il n’éclate point en vociférations; on le lit dans les regards, on le connaît dans le silence. En vain la douleur assiège le corps, ce courage est dans l’ame, et la douleur ne saurait l’abattre; elle lui donne, au contraire, un ressort concentré, mais énergique, qui frappe d ’autant plus les peuples pour lesquels la bravoure est la plus haute vertu. Ce courage qui nous aide, je le répète, à supporter dans la vie les maux du corps comme les peines morales, pouvait seul soutenir les jours de mon compagnon de voyage. Une rigoureuse nécessité le forçait à charger, de même que nous tous, son corps exténué, du poids des armes inséparables. Mon absence était parfois très-longue; aux souffrances de la maladie, il ajoutait alors l’inquiétude de l’amitié. Des récits trompeurs et prémédités venaient quelquefois l’alarmer; il attendait avec impatience le signal de mon retour. Ce retour avait lieu souvent par des nuits orageuses : tel nombre de coups de fusil tirés par le Nubien qui m’accompagnait étaient aussitôt répétés dans la grotte domiciliaire, et m’indiquaient le point où je devais me diriger. Les accidents survenus, les dangers essuyés de part et d ’autre rendaient nos entrevues plus agréables, et nos entretiens plus animés. De pareils récits trouveront sans doute des improbateurs : parler de maladies, de souffrances et d’autres vétilles semblables, c’est, me dira-t-on, ralentir le cours d’un voyage, et diviser sans augmenter ses résultats. Cette raison est forte, et je m’avouerais condamné, si la différence de mes dettes ne devait point mettre quelque différence dans mes narrations. Je viens d’en payer une au dévouement ; elle n’était point la plus faible sans doute, et comme telle, je n’ai point été long; je retourne aux ruines pour acquitter les autres (i). Le retour de la lumière a dissipé les illusions du soir; et Lameloudèh, à quelques détails près, ne nous offre rien de plus intéressant que son nom et sa situation. Elle rappelle en effet par son nom celui de Limniade, ville mentionnée par l’itinéraire d’Antonin (a); de même que par sa situation méditerranée, à neuf lieues environ de Derne, elle correspond presque ( i ) En pariant de mes dettes, je ne saurais passer sous silence les services que m’a rendus M. Guyenet pour ce dispendieux voyage. Ces services ont tellement aidé à son exécution, qu’en offrant à cet habile et si estimable mécanicien un nouveau témoignage de ma reconnaissance, je crois remplir un véritable devoir. (a) Ed. W esseling , p. 68.


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