la garnison, il n’y a pas à Touggourt vingt Européens. Les premiers qui s’y étaient établis, un ménage de marchands nommés Jouge, avaient été enlevés par les rebelles, longtemps traînés à leur suite au désert, enfin échangés. Lorsqu’il n’a pas tué dans le premier accès de violence, l'Arabe traite assez bien les otages que lui conseille de garder son intérêt. Si je parle au présent c’est que, dans les parages perdus, ces incidents parfois surviennent encore. On ne les ébruite pas et on a raison. La patronne de l’auberge fut ensuite, pendant longtemps, 1 unique Française de Touggourt. Voici bientôt un demi-siècle, elle était venue des montagnes du Jura avec sa soeur, aujourd’hui propriétaire d’un fort bon hôtel à Biskra. Fortunes faites, d ailleurs modestes, qui représentent combien de peines, de labeurs, de périls mêmes. L’une d’elles — et c’est plus ou moins l’histoire de beaucoup de colons — me racontait que, concessionnaires de terres dans la région de Sétif, avant que le défrichement eût donné des résultats appréciables, son mari et elle avaient vécu en faisant le pain pour les ouvriers du chemin de fer. La nuit ils pétrissaient et cuisaient, puis allaient le porter sur les chantiers, après quoi seulement ils avaient loisir pour la culture. Et quand elle se trouvait seule à la ferme, avec un berger indigène, elle veillait en tirant de temps à autre des coups de fusil par les fenêtres afin d’inlnni- der les voleurs de chevaux et de moutons. J’ajoute qu’entre temps ces vaillantes femmes élevaient une nombreuse progéniture. Il me souvient de ma surprise, à Bou-Saâda, si je ne me trompe, en me trouvant, dans la seule boutique européenne, en présence dune vieille Artésienne, depuis cinquante-sept ans immigrée au Sahara sans avoir jamais quitté le fichu de mousseline et la petite coiffe de dentelle à rubans de velours. Elle a essaimé dans toute l’Algérie. v? Vf $ Touggourt est essentiellement saharien. Je m’y plais infiniment. La si cordiale hospitalité du commandant du cercle et de Mmt Deluol y est pour beaucoup. J’y suis très agréablement logée. Pour une fois, le génie a réussi ses bâtiments militaires, fort imposants, tout en étant très mauresques, avec leurs arcades, leurs coupoles blanches, leurs terrasses dominant le rabah la grand’ place — sur laquelle s’érige la haute tour conservée de l’ancienne kasba, en réplique au minaret de la mosquée. Je passe des heures amusantes au possible à regarder ce grouillement de la vie ksourienne dont jamais on ne se lasse. Un puits artésien en occupe le centre, dont l’eau, exécrable, jaillit à flots. Auprès, une façon de square, oui vraiment, formé par des gommiers. Devant la porte du bureau, nonchalamment accroupis sur des nattes, les mokhaznis attendent les ordres en toisant, dédaigneux, le commun des burnous. Les cimes de palmiers isolés ondulent faiblement à la brise tiède sur le ciel d’une pureté parfaite, rose le matin, puis d’azur s’intensifiant en outremer quand le soleil s’élève au zénith, pour tourner à l’orangé à mesure qu’il s’abaisse sur l’horizon et s’abîment enfin dans le sombre velours de la nuit. Des chameliers parfois, arrivés le soir pour le marché du lendemain, et qui dormiront auprès de leurs tettis déchargés, allument des feux dont la flamme se mêle « A l’obscure clarté qui tombe des étoiles ». Du côté des sables monte la lointaine chanson d’une flûte, mélancolique et grêle, tandis que, du quartier de la débauche, s’épanche la mélodie, guère plus joyeuse, des orchestres rythmant les danses lentes. Je tarde et je tarde à aller dormir dans l’immense chambre, où, sous la haute coupole centrale, mon lit me fait l’effet du sarcophage de Napoléon. Ce matin, au réveil, je.vois à l’entrave au superbe méhari blanc, somptueusement harnaché de maroquin rouge brodé, des amulettes pendant au bout de fils de verroterie et de cordelettes en laine de couleurs vives. A l’entour, des serviteurs, puis une horde de Bédouis guenil- leux et très poudreux d’avoir évidemment fait à pied, dans le désert, une longue route. Le chaouch apparaît : il crie des noms et tout ce monde s’engouffre sous les arcades. Quelque chose se passe. Le soir j’apprends ce que c’est. Un riche indigène a été dévalisé en son absence et son asses tué. On a eu des raisons d’arrêter son frère. Mais celui-ci a fourni un alibi. Foule de gens de sa tribu, le cheikh en tête, ont surabondamment juré que ce jour-là et à cette heure, il mangeait avec eux le couscouss. Sceptiques par état, les officiers savent ce qu’il en faut penser. Pour la forme on a interrogé tous ces hommes, sans attacher nulle importance à leurs explications aussi obscures que prolixes. Reste à cuisiner le cheikh. Voici comment on procède. On pose des questions tout à fait étrangères à l’espèce, les tournant et les retournant en tous sens jusqu’au flagrant délit de contradiction. Alors: « — Tu vois bien : tu as menti. Qu’est-ce qui me prouve donc que tu ne mens pas aussi dans l’autre affaire ? « — Ji li jure, mon capitaine... » Plus énorme est l’imposture soutenue par un Arabe, plus solennels les serments dont il l’appuie. Assez logique en somme. « — Akarbi ouràsek y a, Sidi... Je te le jure sur ma tête, seigneur... sur la tête de mon père... — Voyons, toi, un homme de grande tente, un chef, fils de chef, tu ne vas pas te déshonorer par un faux témoignage. — Que je meure si je ne dis pas vrai. — Réfléchis bien. Pourquoi cacher la vérité? — Si je la cache, qu’AUah (Lui Seul est Grand, Il est Unique) égare mon tombeau.
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