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CHAPITRE Vi l i D’EL-KANTARA A BISKRA Gomme Boghari est l’entrée du désert d’Alger, EI-Kantara est celle du désert de Constan- tine. Tout au long du trajet une bruine froide m’accompagne. Hier, du haut de la vieille cité numide, romaine et byzantine, nid d’aigle juché par-dessus ces gorges du Rummel, les plus farouchement grandioses qui soient, je considérais un vaste paysage tout africain dans la sévérité de ses nobles lignes nues, réchauffées par des colorations jaune ardent et rouge terre-cuite. Aujourd’hui ce pourrait aussi bien être l’Ecosse. Quelques rayons seulement viennent briller sur les lacs salés Mzouri et Tinzilt, sur un chapelet de dépressions marécageuses que peuplent poules d’eau, grèbes, sarcelles. Région mélancolique et pâle, des efforescences salines mettant sur le sol une lèpre. A mesure que la voie ferrée monte sur Batna, une brume se forme, une neige légère poudre à frimas ces sommets. Ici doit s’arrêter le touriste curieux de visiter, ainsi que le devoir l’ordonne, le Lamboesis et le Thamagudi de Trajan. Mais le temps est peu favorable aux promenades archéologiques. Je brûle l’étape. Malgré d’hypocrites regrets, prétexte saisi aux cheveux pour me laisser couler vers ce Sud qui me sollicite. Le couloir suivi par la ligne entre des pentes maigrement boisées de pins d’AIep, de jujubiers, de caroubiers, l’arbre des Lotophages, appartient au massif de l’Aurès. Les Turcs n’y ont point pénétré, les Arabes ne s’y sont guère fixés. Les Romains par contre y ont laissé des traces dont témoignent les ruines mises au jour de ces deux opulentes cités. On nous y tient pour leurs héritiers : « Roumi-ouled-Roumâm ». La population est berbère, famille distincte de celle des Kabyles, et dont le nom générique chaouia dérive du mot « pasteurs de brebis ». Ce qu’il peut y subsister d’atavisme latin, voire germain et gaulois, n’a pas rendu ces montagnards plus assimilables. Rudes, lourds, têtus, « de la viande dans le crâne au lieu de cervelle », ils ont été difficiles à réduire. Le sont-ils complètement? Chose dont nulle part en Algérie on ne saurait jurer. Rappelez-vous, voici une quinzaine d’années, en plein Tell, aux portes deMiliana, l’échauffourée de Margueritle. Une de ces séances de danse mystique, analogues à celle des derviches tourneurs, qui sé donnent parfois dans les cafés maures, provoque chez les musulmans une surexcitation nerveuse propre à engendrer les pires désordres. Quand ils se trouvent en cet état pathologique, une harangue enflammée autant que nébuleuse, quelques propos sybillins — nahar gheda nahar : « le jour de demain sera un jour » -0 une loque verte arborée au bout d’un bâton et les voilà partis pour la djehad. Accès de « guerre sainte » qui consiste à se ruer sur quelques colons isolés, égorgeant, violant, incendiant, non sans avoir pillé au préalable. Ainsi avait fait les Rir’ha, « Fils du Vent ». Ainsi, l’autre jour, six mois après mon passage à ce paisible Aïn-Touta (ou Mac-Mahon), ont fait une forte bande de Chaouïas. Soulèvement comme l’autre avorté dans l’oeuf, et dont la répression a été rigoureuse, mais qui a coûté la vie à l’administrateur, au sous-préfet de Batna, à quelques forestiers et gendarmes. Ce groupe ethnique déchu a son passé de gloire. Passé obscur. Sur l’fiistoire berbère bien des documents existent sans doute, monuments de la haute culture arabe du moyen-âge, enfouis dans la poussière des zaouïas d’où ne sont point curieux de les exhumer l’insouciance et l’indolence des mokkadems. Un épisode du moins en a survécu, reconstitué tant bien que mal. C’est qu’il était de nature à frapper les esprits. Entre Tébessa, l’antique Theveste, Souk’haras, la Thagaste où naquit Saint-Augustin et ces plateaux nus des Nememcha, riches en phosphates, limitrophes de la Tunisie — région où est enfouie une intense vie romaine — dans une plaine stérile et morne se trouve Ksar-Baghaï, sur les ruines du siège épiscopal de Saint-Donat, foyer d’un grand schisme. Une enceinte byzantine, construite par Gautharis, subsiste en partie, avec des tours rondes et carrées, les vestiges de la citadelle, quelques colonnes d’une basilique. D’après son périmètre, on calcule qu’elle devait enfermer une trentaine de mille âmes. Ce fut, au vu® siècle, le centre d’une confédération de tribus pastorales et guerrières, jouissant de certaines libertés sous un prince dont les actes étaient contrôlés par une sorte de conseil fédéral. La monarchie constitutionnelle, on le voit, n’est pas d’hier. C’est par un de ces chefs, Iioceila, paraissant avoir été chrétien, que fut battu et tué le grand conquérant arabe Okba-ben-Nafé. Quelque vingt ans plus tard, une femme gouvernait ces peuplades, avec tant de sagesse et de fermeté que son empire s’étendit sur tous les groupements numides. On croit que son nom était Damiah ou Dihaï bent (« fille de ») Thabet. Mais elle a passé dans la légende sous celui de la Kahina, signifiant « la Magesse ». Ce qu’on sait d’elle est fragmentaire, transmis par tradition arabe. Ibn-Khaldoun, muet sur son époux, lui attribue des enfants. Et, à l’en croire, cette princesse ne dédaignait pas les beaux jeunes hom- 17


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