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ble. La quantité d’arbres morts sur pied ou gisants est telle que, pour nettoyer la forêt, on vend le bois dix sous le stère à qui l’enlève. Besogne malaisée. Terrain très déclive, une seule route à peu près carrossable, le poids énorme de ces titans foudroyés — il y faudrait de ces plans inclinés en fil de fer comme dans les Vosges et une scierie à pied d’oeuvre. L’administration s’efforce au mieux de civiliser sa forêt. Administrativement, elle a raison; au point de vue esthétique, la Ghaba-Meddad n’a qu’à y perdre. Je ne la vois pas avec des layons bien reclilignes, des ronds-points en étoile et des poteaux indicateurs. En saison les Anglais y viennent assez nombreux. Si on allait s’aviser d’y construire un hôtel? Gela fait trembler. Encourager le touriste à visiter un site est, paraît-il, un bien pour le pays; ce n’en est pas un pour le touriste. Allez vite aux Cèdres tant qu’ils demeurent dans leur sauvagerie. Le brigadier est de retour. Avec lui je puis m’aventurer dans les sentiers. Discret jusqu’à la taciturnité, il est un guide, non un cicérone, cette plaie. Tout au plus s’il m’indique les arbres notables, doyens millénaires de ces centenaires : Messaoud et Messaouda, la Sultane. Il me fait grâce de leurs dimensions. Qu’importe?,.. C’est colossal et voilà tout. De la gelée étant revenue sur le demi-dégel, des chevelures de stalactites pendent aux branches et le soleil fait scintiller leur facettes comme les cristaux d’un lustre. On marche, hésitant à violer cette blancheur infiniment pure. Une plaque de sang en travers du chemin... Théâtre de la capture d’un lièvre par un chat sauvage dont les traces apparaissent, griffant à peine le velours blanc de ce' tapis somptueux. Sous sa séduisante candeur, combien perfide, la neige, et cruelle. Le souvenir me vient d’un épisode tragique des campagnes africaines, dont en Kabylie, au pied de la forêt de Taourirt-Ighli, j’ai vu le monument commémoratif. Une colonne surprise par la tourmente, le général Bosquet marchant avec elle vingt-deux heures dans un mètre cinquante de neige où une cinquantaine d’hommes demeurèrent ensevelis, deux cents autres ayant les pieds gelés, dont beaucoup durent subir l’amputation. Montant au Kef-Siga, je ne risque rien de pareil. Quand même, c’est dur. Un Kef, c'est un pic. Celui-ci marque le point culminant du Djebel-el-Meddad. Ascension que le devoir me commande. Car la descente étant moins mauvaise, j’en profite pour partir demain, crainte que peut- être elle devienne pire. Me voilà emboîtant le pas au garde, à la lettre, attentive à poser mon pied dans le trou creusé par le sien. Cela va tout seul. L’en retirer, d’une épaisseur variant entre vingt et quarante centimètres, c’est plus pénible. Petit exercice répété au long de deux grosses lieues, en contournant l’éperon. Pour faire bonne contenance il m’a fallu bander à fond mon amour-propre. Je n’avais pas froid, croyez le, parvenue au sommet à point pour la bonne pneumonie que m’épargna Saint-Nicolas, patron des voyageurs. De ce col, où souffle une bise aiguë, la vue embrasse les deux versants, dominés par la masse centrale de TOuarensenis, s’érigeant dans toute son ampleur, en forme de vaisseau de haut bord dont les pics seraient les mâts. Un fouillis de contreforts ravinés, que sillonnent de menues traces blanches, en descend jusqu’aux grands plateaux dorés de Sersou, prolongés par l’infini des steppes désertiques. En haut la Suisse, en bas l’Afrique : aspect paradoxal. Intéressé par le côté technique plus que par le pittoresque, le brigadier attire mon attention sur des arbres isolés dont leur position stratégique fait des postes de guette du sommet desquels, au temps chaud, des vedettes signalent l’incendie, fléau de ces forêts algériennes riches en essences résineuses et que Ton combat par des contre-feux de broussailles. Dans l’ouate glacée qui nous enveloppe, cela aussi détone singulièrement. La descente comporte des pentes tellement raides que je m’assieds sur ma dignité et les dévale en me laissant glisser sur le fond de ma culotte arabe. Souvent ces gorges étroites et profondes sont obstruées par un de ces cadavres formidables qui, entraînant avec eux d’énormes blocs de pierre étroitement enserrés dans leurs racines, ont tout écrasé sous leur chute. Les nuits d’ouragan qui les arrachent aux entrailles du roc, ce doit être sinistre, le fracas de tels écroulements. Comme elle me semble haute, la jument blanche sur laquelle je redescends à Teniet-el- Haad par un raccourci choisi en raison de son escarpement y faisant la couche de neige plus mince. C’est judicieux. Mais par instants je ne sais plus où sont les oreilles de ma monture. Et juchée ainsi au-dessus du précipice, côtoyé de très près, fort peu confortable est cette sensation d’instabilité de l’assiette, aggravée par de fréquentes glissades. De furtifs regards risqués sur ces profondeurs horrifiques inclinent mon esprit vers des méditations sur l’inanité d’une existence humaine. Abd-el-Kader Ta dit éloquemment : « La mort est une contribution frappée sur nos têtes. Par Dieu, Maître du monde, tournez l’encolure de vos chevaux et reprenez la charge ». Le lendemain j’étais à Blida, où je bénissais le soleil. Depuis dix jours, en dépit des vêtements et du feu, je n’avais pu me réchauffer à fond. Dans les pays faite pour la chaleur, des températures variant entre deux à trois degrés au-dessus ou au-dessous de zéro, c’est beaucoup plus froid qu’ailleurs. Ce que je dis est idiot. Mais telle j’ai éprouvé la sensation en Italie, en Grèce, ici, telle je la rends.


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