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à pied nous accompagne. A l’intention de ceux qui s’imaginent les Arabes taciturnes, en concluant à de graves pensées ou de poétiques rêveries sous leur crâne tondu, je mentionne que, pendant plus de deux heures, pas un instant les langues n’ont fait trêve, sans gestes, à la vérité sans rires, sans éclats de voix : des robinets gouttant dans un bassin. Peut-être quand on ne comprend pas ce qui se dît en est-on davantage frappé : en aucun des pays assez nombreux où m’a conduite mon humeur voyageuse je n’ai autant qu’en Algérie entendu de parlage. J’ignore les cèdres du Liban, mais j’ai peine à les croire plus que ceux-ci magnifiques. Leur nom arabe dérive de medda « s’étendre, couvrir », en raison de la forme de leur cime aplatie aux longues branches quasi horizontales. Le mélange avec des yeuses, des chênes-liège et des chênes zéens atténue un peu ce que leur tonalité a de funèbre. L’aspect néanmoins demeurerait fort sévère si le soleil ne filtrait à travers ces parasols gigantesques s’ouvrant jusqu’à quarante mètres au-dessus du sol. Peu de taillis, à peine quelques buissons épineux, les arbres plutôt clair-semés. Le chemin qui s’enroule au flanc de la montage est bordé de rochers énormes, les uns la surplombant, les autres suspendus au-dessus de l’abîme. Cette lumière tamisée, ces profondeurs remplies de mystère, la pureté, à cette altitude, de l’air que chargent des effluves résineux, ce silence solennel enfin, le charme en est si pénétrant que, pour n’être point troublée par le bavardage de mes gens, je pousse en avant ma monture. C’est à regret que je parviens à la maison forestière qui va être mon gîte. Le brigadier se trouve absent. Il est veuf. Je suis tout à fait chez moi. Le garde-champêtre d’un douar voisin m’attend sur le seuil. Je prends possession de la chambre, sommaire mais propre, du garde-général en tournée. Installation vite faite. Je descends à la cuisine pour, avec l’aide de Kadour et do Zérouk, immuablement drapés dans leur burnous, préparer mon dîner. Au vrai leurs gestes, nobles autant qu’inutiles, sont à peu près ceux de 1’« Auguste » des cirques. Sensation excitante de se sentir si loin, si haut, perdue dans la forêt sauvage. A plusieurs reprises me réveille l’aboiement du chacal. Des hurlements plus lointains, sinistres, serait-ce ceux de la hyène? Pourquoi pas? Voici quelques semaines un de ces hideux fauves.est venu jusqu’ici enlever un âne. Et ce sifflement, strident, lugubre, qui à plusieurs reprises déchire l’air... On dirait un gémissement de la nature secouée par un grand frisson. Qui a vécu en Pologne ne se méprend point à la sonorité spéciale de ces rafales. Au réveil, ayant poussé le volet, un cri d’admiration m’échappe. Ce n’est pas ce que je venais chercher; mais je regretterais de n’avoir pas-vu cette merveille : les cèdres sous la neige. Et il y en a, de la neige — il y en a tellement que toute une semaine je vais rester bloquée. C’est un peu long. Cependant on s’arrange de tout. J’ai loisir de méditer sur la subordination de l’absolu au relatif. Actuellement le « ¡confort moderne » se résume pour moi en ceci : un toit sur ma tête, abondance de bois — d’ailleurs humide, maie sa fumée se fait pardonner par ses exhalaisons aromatiques — de quoi manger pour deux jours, la Dépêche A lgérienne d’avant-hier dont je lis attentivement jusqu’à la dernière annonce, alors qu’en temps normal à peine si l’on épluche dédaigneusement une demi-douzaine de journaux. Non sans confusion je connais ce que, faute d’autre chose et songeant qu’on pourrait ne pas avoir cela, tient de place dans la vie une matérialité bien médiocre : des repas quelconques, un lit chaud, du café, des cigarettes, un feu flambant. La lampe, sa classique .compagne, fait défaul, imparfaitement remplacée par une couple de bougies dans des phares de jardin. La question nourriture n’est pas sans me préoccuper. Que n’est-on des corps glorieux?... Elle est résolue par Vasses qui pour descendre au ravitaillement à Téniet s’appuie ses quatre lieues en suivant des traverses où il enfonce jusqu’au jarret. Un asses, c’est un gardien, un veilleur. Partout vous en trouvez un dont on ne sait trop ce qu’il garde. Rentré à la nuit noire, glacé, sentant le chien mouillé dans ses lainages, les jambes trempées en dépit des chiffons dont il les a entortillées par-dessus les sbals à semelle trop mince, if m’apporte quelques livres que m’envoie la charité de l’administrateur. Allons, la vie est belle. Je relis du déjà lu, je pioche mon Joanne, je me récite les fables de La Fontaine. Je me crochète une paire de gants de laine à laquelle il manquera deux doigt3... Rah! je tiendrai cette main-là dans ma poche. J’écris à des gens que surprendra ce subit accès d’amitié. Puis j’ai mes occupations de cordon-bleu : vous n’avez pas idée du temps qu’il y faut. Hors cela, mon service est surabondamment assuré par les deux personnages si décoratifs que pour un peu je m’excuserais quand ils lavent la vaisselle. Leurs jours se passent à somnoler sur un tapis, auprès du réchaud de terre où rougeoie de la braise. Le a champî- tre » ne parle pas français. Il prend une joie enfantine à m’apprendre des mots arabes, ravi si je le prie de me passer du zebda pour beurrer mon toast, du mclah pour saler mon pot. Pas une fois je n’ai confondu mousse aveG kermousse, celui-ci la figue, celui-là le couteau. Il rit silencieusement dans sa barbe grise parce que j’ai dit fouk au lieu da thaïe ce qui revenait à i monte en bas » ou « descends en haut ». Tout greloltant il me répète « berde, berde », à quoi, non moins sagace, je riposte : « berde besseffe ». Matin et soir il me serre affectueusement la main en me souhaitant : « Allah cratiksaha! » ou quelque chose d’approchant, ce qui signifie « que Dieu te donne la santé ». Avec Zérouk la conversation est plus variée et abondante. Ancien sergent de tirailleurs, médaillé du Maroc en quel mépris il tient ses coreligionnaires du « Maghreb le plus éloigné » .— après douze années de service il a revêtu l’uniforme bleu soutaché de rouge des mokhazni. Ces cavaliers, constituant la force armée des communes mixtes et indigènes, fournissent leur cheval, le nourrissent et touchent une solde mesuelle de 120 à 150 francs qui s’augmente des backschich. Poste très recherché, fût-ce seulement à cause du prestige qu’il confère aux yeux du vulgum pecus, source en outre de petits profits plus ou moins licites. Autant par vanité que


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