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malin, dans le lit de l’oued, dont n’était même pas tombée la poussière, des femmes recueillaient à la cuiller le peu du précieux liquide stagnant en des creux de roche. Songez qu’ici on est propriétaire par acte authentique d’une pente pierreuse d’où éventuellement ruissellera un filet d’eau. Cette « précipitation atmosphérique » — ainsi parle, avec simplicité, la météorologie — consécutive à quelque lointaine « manifestation orageuse », ayant coïncidé avec mon séjour, on m’en fit le compliment que « j’avais les éperons verts », et rien ne saurait vous rendre plus populaire au Sahara. Pour que la rivière coule, c’est une autre affaire. Le phénomène se produit chaque trois ou quatre ans. Ne croyez pas que je vous en conte. Les gens du Djouf, partie du désert de Lybie, affirment qu’à Marzouk ils sont restés trente-cinq ans sans pluie et quarante-deux à Koufra — fort heureusement d’ailleurs, l’averse si longtemps différée ayant, dans sa rage, détruit ces deux villes... Non : je ne suis pas encore imprégnée de l’excessivité arabe. Ce que je vous dis est parfaitement exact. « L’année où l’oued a coulé »... c’est un repère. Dès qu’est signalé le flux bienheureux, chacun se rue pour télégraphier la nouvelle aux parents et amis du Tell. Ceux qui ont assisté à ce spectacle n’estiment point si saugrenus les imposants barrages en pierres sèches contrebutés de sable s’appuyant à des enrochements de moëllons. Eu amont de Ghardaïa il en est un fait bonnement d’ordures ménagères bien tassées, que le génie militaire n’a pas dédaigné de prendre pour soubassement à un étroit viaduc en belle maçonnerie. Ne vous récriez point : sans humidité, pas de putréfaction. Par cette voie je me rends incognito à Mlika, dont le piton les surmonte. Mais dissimulez vous donc dans ces vastes espaces.vides et lumineux... Avant même que, hors d’haleine et fort échauffée, j’aie, au sommet du raidillon, atteint la première enceinte — cette bourgade de deux cent cinquante feux s'en offre une double, et fort rébarbative -— un indigène me harponne. Puis le caïd apparaît, avec, en l’absence du cadi, son suppléant, le bachadel, et, après l’échange des courtoisies de rigueur, c’est flanquée de ces deux personnagés, escortée de plusieurs notables, précédée d’une bande de gamins, que, solennellement, je visite la « ville royale » — pourquoi ainsi qualifiée, je l’ignore. Tant de politesse n’est que le masque de la défiance. Force est de la subir avec une bonne grâce non moins factice. Ayant ainsi parcouru le labyrinthe de venelles poussiéreuses et désertes, m’étant extasiée sur la profondeur des trois puits forés dans le roc vif, dont l’un atteint 93 mètres, m’étant penchée sur la margelle pour constater l’intense chaleur qui s’en dégage, je dois accepter une collation improvisée : dattes, figues, oranges, pruneaux, pistaches, raisins et abricots secs, rahat-loukoum, pâtisseries arabes fraternisant avec des « petits beurres » fossiles, excellent café extra-fort, enfin le thé ultra-vert. Un certain nombre de burnous ont pris place avec moi autour de la table étroite, couverte d’une nappe douteuse et garnie de porcelaines dorées, fort vilaines. Les seigneurs de moindre importance sont accroupis sur des nattes; la plèbe se presse dans le vestibule; au dehors la tourbe des mendiants. Nous consommons en silence, nous entre-considérant avec gravité. Quand je prends congé, non moins cérémonieusement on m’accompagne au dehors des remparts. N’étaient mes énergiques protestations, on me ferait plus loin la conduite. Enfin seule !... A l’aller j'enfonçais dans le sable jusqu'à la cheville. Au retour par un autre chemin je me meurtris les pieds sur des cailloux aigus. Car je traverse un de ces immenses cimetières qui, sans clôture, s’épanchent autour des ksour. Etranges nécropoles. La dureté du sol s’opposant à ce que soient creusées des fosses, le corps est emmuré dans du plâtre que recouvrent quelques pierres et pardessus, disposés avec un souci décoratif, des tessons de poterie. Quand l’excès de chaleur a crevé l'enduit, les sépultures récentes exhalent des miasmes putrides. Peu à peu cependant le sable qui s’infiltre momifie les cadavres. Et en somme le Mzab doit à son absolue sécheresse d’être salubre entre toutes régions sahariennes. Allah apparemment (l’Omniscient, Il est Un, Gloire à Lui !) reconnaît les siens; mais je doute que les vivants puissent distinguer les lombes de leurs morts. Lugubres ces charniers par-dessus lesquels je vois planer de grands charognards et cela ne me dit rien qui vaille. Bah ! le soleil est là, qui triomphe de tout — le soleil dont, au risque de rabâcher, toujours on parle et reparle ■— le soleil, en cette saison même assez ardent pour qu'on ne s’étonne point que, l’été, il puisse confire les dattes et cuire un gigot de gazelle. A tort on reprocherait au fort d’être sombre, quasiment froid. Il faut songera ceux qui, aux mois torrides, y tiennent le drapeau, bien faible garnison si loin, si loin, dans l’immensité du désert hostile. Ce fort est aménagé pour une quinzaine d’officiers, 133 hommes et 33 chevaux, bureaux militaires et du receveur des finances, hôpital, poudrière, magasins, réduit, puits et citerne. Un détail m’a été donné relatif à sa construction. La pierre se trouvait à pied d’oeuvre, et comment, mais la difficulté, c’était la chaux. Car on ne pouvait se contenter de ce gypse terreux qui, cuit, donne le faible mortier indigène. Pour la fabriquer il fallut arracher, dans un rayon de vingt lieues, tout le r lem végétant au fond des cuvettes où le vent dépose un peu de quelque chose qui ressemble vaguement à de la glèbe. Combustible se payant jusqu’à quatre francs le quintal vert, si l’on ose ainsi dire, lequel, étant desséché de naissance, n’en brûle pas plus mal, non sans émettre une épaisse fumée très aromatique. Découragée par l’expérience de Mlika, je renonce à dépouiller l’auréole dont me pare le patronage du « beylick » et j’accepte les invitations officielles. La diffa mozabite ne comporte pas le méchoui, vu la rareté du mouton en ce Sahara aggravé. Pareillement le cheval: dans toute la confédération vous n’en trouverez guère qu’un quarteron. Le caïd d’El-At’euf qui, au retour, m’accompagne jusqu’à Ghardaïa — deux grosses lieues par le lit de l’oued — en monte un assez beau, de robe noire, exceptionnelle dans la race barbe, dont le voisinage exaspère mon 15


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