$ 9 ? Pour vanter la gravité musulmane il faut n’avoir jamais vu un marché arabe. Spectacle que je goûle particulièrement dans cette ville étrange à laquelle on devrait donner son nom mza- bite : Taghardaïek. Je suis au mieux avec le caïd, bel homme très décoratif, d’une distinction de type rare chez ceux de sa race. Il parle à peine français. Pour les idées que nous avons à échanger, ce peu suffit. Sous les arcades entourant la grande place carrée, il tient ses assises en une petite pièce sombre, meublée d’un minuscule bureau bas en bois blanc -llils ne paperas- sent guère et d’une natte sur laquelle il est assis à jambes rebindaines, drapé dans la majesté de son burnous et de son autorité. Gras, lippu, l’oeil matois, le cadi l’assiste. Il me fait apporter une chaise, le café, et je prends place auprès d’eux. Sous le pan de ciel bleu vif embu d’or qui fait un vélum somptueux, en dépit des relents de laine grasse, des exhalaisons fauves des chameaux, des effluves de sueurs humaines, des senteurs de cuir échauffé, des graillonna- ges de friture, malgré la poussière brûlante qui pique les yeux et prend à la gorge, ce grouillement lumineux offre un amusement sans cesse renouvelé. On voit ici de durs faciès frappés dans l’airain, nomades de mine très farouche, voire féroce, dont l’âpreté mercantile n’a rien de la couleur romantique libéralement attribuée aux brigands. Soudain, par-dessus la rumeur sourde et continue comme celle de la houle, éclatent des clameurs aiguës. Une querellé a surgi’ • portée d’emblée au paroxysme de la violence. II se peut qu’elle aboutisse à une rixe sanglante, la nefra, ceux-ci, ceux-là prenant parti selon des motifs incertains. A moins que les fureurs tombent aussi brusquement qu’elles s’étaient déchaînées. Ou bien, escortés de leurs témoins, les parties se présentent devant cetle sorle de mahakma dont je semble l'assesseur. Qui à droite, qui à gauche, deux paquets de laine rousse s’affalent sur le sol et les griefs sont exposés, non sans que le chaouch ait peine à obtenir que ce soit à tour do rôle. « Eskouti!eskouli!» entends- je souvent répété, ce qui — me croirez-vous? — signifie : « Tais-toi! » Véhémence intensifiée encore par la rudesse gutturale de la langue et qu’appuie une mimique de parfait comédien. De temps à autre, par des paroles que je devine peu amènes, caïd et cadi s’efforcent d’endiguer cette intempérance. Visiblement ni l’un ni l’autre n’écoutent. Ils savent que sî Mohammed a raison, M barek n a pas tort, et finalement les renvoient dos à dos. Un peu plus loin le débat reprend, dans un mode adouci, le répertoire des invectives étant épuisé, aussi parce qu’après la violence, chacun veut essayer de la ruse. Cela pourra bien finir ce soir, demain, par un coup de matraque traîtreusement asséné dans l’ombre. Affaire enterrée avec celui qui est assommé, sauf représailles éventuelles de la famille, longuement mûries. Au Sahara, comme en Kabylie, tout différent personnel est envenimé par les antagonismes de çof. Et nulle part ne sont pires qu’au Mzab ces divisions en factions toute arbitraires. Ce bâtiment qui dresse sur le rabah sa façade ajourée à colonnetles, c’est le siège de la djemaâ. Par un privilège dont ne laissent pas de murmurer les Arabes, nous avons conservé à cette organisation démocratique son assemblée où se traitent les affaires locales. Pour en faire partie il faut être père de famille et posséder un minimum censitaire. Verre d’eau agité de tempêtes n’ayant rien à envier à celles de nos parlements. Hier je passais devant Bou-Noura, dont les massives murailles d’appareil berbère baignent leurs fondations dans le sable de l’oued. Un des revers de la butte sur laquelle s’érige le ksar ne porte que des ruines. Conséquence des querelles intestines de cet Etat dans l’Etat, lequel compte un millier d’habitants. Je ne sais plus dans quelle ville de l’heptapole était née cette grande dispute de la graine de potiron importée du Tell, que les uns appelaient lamina, les autres takmaït. Shibboleth qui, après deux siècles, les divisa encore. Faute de motif aussi sérieux on se partage en çof Chergui et çof Gharbi, l’orientation des quartiers étant prétexte à s’entre-déchirer congrument. Mon ami Aïoub-ben-Smail se fait un devoir — même l’exagère-t-il —- de me piloter dans sa ville. Je le remarque en passant, ces noms bibliques légèrement altérés à l’arabe sont plus qu’ailleurs communs au Mzab. Celui-là, c’est Job fils d’Ismaïl. Dans Sliman, Brahim, Yakoub, Daoud, Yussef, Moussa, Younès, se retrouvent aisément Salomon et Abraham, Jacob, David, Joseph, Moïse, Jonas. Yahia, c’est Jean. Des femmes s’appellent Hanna. Un musulman me demandait s’il n’y a pas des chrétiens prénommés Jésus, comme chez eux des Aïssa. Lui ayant répondu que nous estimerions déplacé d’en user aussi cavalièrement, il en a été fort étonné, car dans toutes leurs familles un des fils porte le nom du Prophète. C’est que, lui dis-je, le Prophète n’est pas Dieu. Le caïd m’introduit dans la grande mosquée. Faveur qui ne serait point accordée à un Arabe. C’est toujours entre confessions voisines que sévit la pire intolérance. Antipathie bien réciproque de frères ennemis. Le meurtre d’Ali, gendre de Mahomet, ne sera jamais pardonné aux ouahabites par les orthodoxes. Tels les francs-maçons ne cessant de reprocher à je ne sais qui la mort combien lointaine de certain Hiram — nom ayant la signification fâcheuse de « petit chameau ». A l’entrée d’une roumia dans le sanctuaire on attache si peu d’importance qu’on ne me présente même pas de babouches. Voyant mon hésitation, il me dit : — Tu peux... Ici par terre pas mouillé kif-kif le Tell. Ah! diantre non. On s’en rend compte du haut du minaret. Ascension d’une vingtaine d’étages de chez nous par un sombre escalier de moulin, périlleusement raboteux. Ces terres incandescentes qu’embrasse l’oeil ébloui semblent le résidu de quelque conflagration formidable. La lumière qui les inonde est comme de flamme, les ksour triangulaires s’érigeant siir leurs cônes de roc sont pareils à de colossales ruches d’argile calcinée dans la fournaise. Les oasis mêmes,
27f 123
To see the actual publication please follow the link above