CHAPITRE VI LES SEPT VILLES BlI MZAB « Chocolat » s’explique de soi-même. Ce moricaud conduisant un officier qui reconnaît une piste, en définitive je pars avec Pépète, nom générique de tous Espagnols. Au dernier moment on s’aperçoit qu’il faut démonter le moteur. Ce sera pour demain. Ils y sont à quatre, dont un Kabyle pas du tout maladroit. Cela n’en marche guère plus vite. Le lendemain matin, remise au tantôt. Le tantôt, remise au lendemain matin. On travaillera toute la nuit — je n’y crois qu’à moitié — et à sept heures tapant, démarrage. Levée dès l’aurore, comme si cela devait précipiter les événements, j’attends, armée du peu qu’il me reste de patience. L’heure passe : ma réserve s’épuise. Je laisse pourtant une marge raisonnable à l’imprécision locale. La dernière goutte tarie, je me rends au garage, d’un pas qu’oncques n’a-t-on vu dans Laghouat. Un des hommes ronfle sur un tas de chiffons gras. Un autre joue de la flûte. Industrieux, le Kabyle rapièce ses sbats éeulées. Le quatrième se fait du café. De ci gît le carter, de là la magnéto. Le patron?... Il est chez lui ; il dort. Alors, le départ?... On me regarde avec ce sourire amusé et indulgent, réponse aux questions enfantines. Soulagée par tout ce que mon légitime courroux me suggère de vitupérations et de vaticinations, une fumée dont je suffoque autant que d’indignation me révèle que le feu allumé avec des débris de caisses brûle à proximité des bidons d’essence. Je m’enfuis épouvantée. Mais voilà qu’une rosée bienfaisante fait tomber cette ébullition. Wagner vient d’arriver du Nord, en route pour le Sud. Allah dkbar! (Il est Grand, Il est Clément, Il est Unique) — pas Wagner, mais Allah. Attendez : il y a un cheveu. Sa voiture — pas celle d’Allah, mais de Wagner — comporte seulement trois places en sus de la sienne, et il a déjà cinq voyageurs. Effon- LES SE P T V IL L E S DU MZAB 89 drement. Mais non : cet Alsacien de Roubaix, devenu blédard, est homme de ressource. Il tient à ses clients ce langage : — Cette dame voyage pour le gouvernement. Il faut absolument qu’elle soit ce soir à Ghar- daïa. Arrangez-vous pour tenir tous derrière. Ces gros Mozabites?... Impossible, Comment déjà pouvaient-ils s’y empiler à quatre?... Néanmoins ils ne se récrient pas. Ils hésitent seulement, se consultent. — Vous ne voulez pas?... Je vais au « bureau », je me fais réquisitionner et je vous plante tous ici. C’est jour de diligence. Vous finirez par arriver. Ils se résignent. J’ai la place de devant. Mais mon bagage?... Le leur encombre les gardes- crotte, les deux côtés du capot. Impavide, Wagner déclare qu’il va décharger ce qui nous gêne. Cela viendra par les messageries,. Autant arracher à la lionne ses lionceaux. L’apparition d’un képi galonné venu pour me souhaiter bon voyage abaisse le diapason des protestations. Tout s’arrange. On paiera le port de .leurs colis, sauf un dont ils refusent absolument de se séparer. Comme il est hors de raison qu’on tienne tant à un couffin d’oranges, nous subodorons quelque double fond propice à la contrebande. Mais cela ne nous regarde pas. Us se tassent trois sur la banquette pour deux, un autre assis sur chaque portière. En cours do route ils échangeront les places. En voilà pour deux cents kilomètres. Cet attrait singulier du désert, qui prend et qui retient, on voudrait se le définir à soi-même. Tâche sans espoir car — risquerai-je cette amphibologie ? — l’attrait est par définition indéfinissable. Si je l’ai dit déjà, qu’on me le pardonne, eu égard à la difficulté de toujours revenir en termes différents sur des choses pareilles. Oui, le désert retient. Rentrée eu France, dans la splendeur pourtant de l’été, nos bois profonds, nos prés en fleur, nos eaux claires, la douceur de notre ciel, l’atmosphère des tendresses ancestrales émanant du sol qui nous est cher, à l’heurp où nous sommes cent fois plus cher encore — cela ne m’a pas ressaisie au premier contact. J’étais comme décontenancée. On ne saurait s’assimiler les paysages désertiques sans bannir de sa mémoire le souvenir de tous autresv Comparer est pour le voyageur une capitale erreur de méthode. A ces gens qui emportent avec eux des esprits fermés, des yeux myopes, des sens émoussés, des idées préconçues — au fait, pourquoi voyagent-ils? E- je conseille de mettre dans leur valise, au Heu de cela, deux très simples principes. Le premier, c’est que rien ne ressemble à rien. Considérez l’espèce humaine, Des centaines de millions d’êtres ont tous un nez, une bouche, deux yeux, une couple d’oreilles. Chacun cependant, de même famille ethnique, de même famille de sang, possède, dans un type général, son individualité. Chiens, chevaux, toutes les bêtes, si on y est attentif, se différencient entre elles. Dans la nature il en va de même. C’est à quoi ceux qu’elle intéresse et qui l’aiment, doivent des satisfactions toujours renouvelées.
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