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Absorber tout cela, même en chipotant adroitement sur son assiette — quoique, très bien élevé, je l’ai dit, l’Arabe n’insiste jamais, force est bien de lui faire raison — voilà déjà une besogne. Le digérer est pire, même pour un estomac robuste, tel celui qui, ici, constitue le plus précieux de mes biens. Mais quand on a été honorée de six diffus dans une semaine, dont quatre à la file, ce n’est plus la dyspepsie qui vous guette : c’est la mort. Le soir où je fus reçue par Yahia-ben-Taouti, telle était l’extrémité de ma détresse. Si un éclair de génie ne m’eût illuminé le cerveau, je n’aurais point survécu pour vous le raconter. Je me souvins cela s oublie en voyage — que nous étions un vendredi et m’en prévalus pour m’abstenir de chair. Non seule- ment je fus excusée, mais ma considération s en accrut. A Tadjemout je laisse l’automobile. Ceci, c’est de la politique. Entre l’agha des Larbâa et le marabout des Tedjanîya existe une querelle. J’en tairai le sujet, brûlant encore après un couple d’années. L’Arabe a la mémoire longue autant que la dent dure. Les autorités ont obtenu un baiser lamourette qui n’a pas éteint les ressentiments. Et la dignité de l’agha lui interdit d’envoyer ses gens chez le marabout. Celui-ci me fait chercher par une tapissière attelée de deux fortes mules noires, luisantes et fringantes. En dépit des cahots résultant de la conjonction des terrains raboteux avec leurs allures désunies, la chaleur qui monte me jette en une somnolence. Un arrêt brusque m’en tire. Est-ce que le khodja va encore faire sa prière?... Non. Le cocher, emburnoussé fort noblement, s’est précipité à bas du siège. Il ramasse une pierre et s’avance d’un pas suspendu vers quelque chose que je|finis par distinguer : un lièvre rase entre deux touffes de ce qui ici est une herbe. Comment neVenfuit-il pas? Il est fascine par un grand vautour planant au-dessus de nos têtes. Le projectile est lancé, le rate. Rompu l’enchantement, il détale et l’oiseau de proie s’élève dans l’éther bleu. De grands bâtiments bas éclatant en blancheur dans des verdures. Une vaste cour comme de quelque considérable exploitation agricole. Un gros nègre rempli de majesté dans la neige de ses lainages, et qu’escorte une suite respectueuse, s’avance à ma rencontre. Je suis a Kour- dane, villégiature des marabouts. Celui qui me fait accueil, c’est l’aîné, chef héréditaire de l’ordre s’il n’avait cédé ses droits à son cousin germain, lequel est absent. Ces veneres personneges sont noirs. Voici par quelle aventure. ^ Sidi-Mohammed-Seghir-Tedjani, mort en 1853, ne laissait que des filles. La baraka, c’est-à- dire la grâce, passait à la branche de Temacin, près de Touggourt. Peu jaloux de se voir déchus du rang de maison-mère, les gens d’Aïn-Madhi se souvinrent que le défunt avait renvoyé une négresse dont il avait un fils et qui, à ce moment, était grosse. Quand on songe a l’importance pour un Arabe, surtout de ce rang, d’un enfant mâle, pas n’est besoin d’avoir l’esprit tourné vers le mal pour supposer que cet homme sage avait ses raisons. Mais il n’est pays où on soit aussi peu regardant en la matière. La claustration des femmes garantit tellement mal la sincérité des filiations que si on cherchait la petite bête, nulle généalogie ne tiendrait debout. C’est à désespérer de tout. On rechercha donc cette nouvelle Agar qu’on retrouva dans une ville du Tell avec ses deux Ismaël en guenilles. Décrassés, somptueusement vêtus, montés sur des mules richement harnachées, les négrillons furent ramenés en triomphe au milieu d’un enthousiasme délirant. Soit dit pour confondre la malignité, Ahmed-ben-Mohammed — ainsi qualifié — donnait déjà la bénédiction avec une dignité toute maraboutique. D’autre part, pour le fils d’un blanc, il était, dit-on, terriblement foncé... Enfin cela vous est sans doute égal. A moi pareillement. L’histoire a une suite. Venu 70, certains notables arabes furent internés en France comme otages, parmi eux celui-ci. A Bordeaux il connut la fille d’un gendarme et l'épousa. Lorsqu’il fut rendu à l’amour de ses ouailles, sans avoir embrassé l’islamisme elle fut une parfaite mara- boute. L'éminent ingénieur des mines qui, deux ans avant le désastre de la colonne Flatters, avait accompli partie de la même mission en vue d’étudier le tracé d’un chemin de fer reliant le Sud-Algérien au bassin du Niger — M. Choisy a été reçu ici. En un temps où pas un cheveu de ma tête ne prévoyait qu’un jour je marcherais sur ces traces, il me dépeignait, avec son esprit charmant de pince-sans-rire, la cocasserie de ce couple : elle, toute menue, en toilette de soirée satin bleu et dentelles blanches, fulgurante de bijoux, lui énorme, bon enfant, criblé de petite.vérole, à qui on cherchait une pendule sur le ventre. Hébété dans sa graisse, abruti d’alcool — effet du séjour chez les infidèles — il lui abandonnait les rênes de la zaouïa qu’elle tenait d’une poigne vigoureuse. Tellement entrée dans la peau de son personnage que, devenue veuve, tantôt quinquagénaire, elle convola avec son beau-frère El-Bachir, successeur du défunt à qui Allah avait refusé des héritiers. Si elle ne contracta pas une troisième union avec le neveu depuis quelques années détenteur du pieux majorât, c’est que vraiment la voisine était un peu mûre. Retirée des affaires après fortune faite, elle habite une élégante villa à Alger, Quand je vous le dis que, même en pays musulman, les femmes peuvent tout ce qu’elles veulent... Seulement il y faut la manière. Kourdane est l’oeuvre de cette Gasconne muée en Saharienne. Elle en a fait une demeure élégante et véritablement confortable, avec même certains raffinements européens sur lesquels je n’insiste pas. Toujours, bien entendu, les discordances caractéristiques. De magnifiques tapis du Khorassan, d’Anatolie, du Hedjaz, et des vitrages en mousseline suisse, déchirés et sales. Des lustres en verre de Venise — par quel miracle leur fragilité est-elle parvenue jusqu’ici? — voisinent avec des appliques de bazar en métal fondu. Sur des tentures en soie et velours brodé de Brousse, des écrans japonais à treize sous. Des services en porcelaine dorée, semblant provenir de la foire de Neuilly, disposés pêle-mêle avec les pièces d’orfèvrerie massive et les cuivres repoussés. De très belles poteries anciennes, persanes et mauresques, se


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