de ces enfants du soleil dans les frimas germaniques. Son père me montre une lettre reçue récemment, écrite en français, la correspondance en arabe leur étant interdite, et il appelle mon attention sur ce’passage : « Mes amitiés sincères à Si-Aïssa-ben-Taïeb, à Ahmed-ben-Smaïl et Roua Mavrouchouch sans oublier Bab-Elali. » Les mots mis ici en italiques ne sont pas des noms, ainsi que cela semble, et signifient : « Nous n’irons point à la sublime Porte. » Ingénieux, n’est-ce pas? Cela a passé comme muscade. C’était au moment où l’Allemagne ¿'efforçait d’enrôler dans l’armée ottomane nos soldats musulmans prisonniers. Elle avait compté sans le peu de sympathie des Arabes pour les Turcs. L’hospitalité très cordiale du caïd de Tadjemont a pensé m’être fatale. Le méchoui dû aux hôtes de marque m’attendait. Excellent en soi, ce mouton rôti entier, au bois et en plein air, enfilé d’une perche et servi tel que sur un énorme plat de cuivre. Il est d’étiquette de le manger avec ses doigts. Ne vous récriez point : eela se fait avec élégance. Vous dites : « Bismillah ! » et vous attaquez, en arrachant délicatement la peau dorée, rissolée et fort savoureuse. Jusqu’alors cela va bien. Lever proprement des aiguillettes est plus malaisé. Naguère l’amphytrion suppléait à la maladresse européenne. N’en déplaise à Fromentin, admirateur de « leurs belles mains blanches » ainsi employées, ce ne devait pas être sans heurt pour nos préjugés, injustifiés^ d’ailleurs, si on songe à celles de nos cuisinières. Courtoisement attentifs à flatter nos plus absurdes manies, actuellement il fait usage d’un couteau et d’une fourchette au bout de laquelle il vous présente les morceaux de choix. Mais par une juste réciprocité de politesse, prenons-les avec celle du père Adam. N’est-ce point ainsi après tout que nous en usons avec les écrevisses ? Et ensuite on passe à la ronde le bassin, l’aiguière, la serviette. Ce mets d’honneur autant que de résistance est digne de tous les éloges. Le jus demeure enfermé dans la chair, lui communiquant une remarquable succulence. Son 'seul tort est d’arriver trop tard. Une fois pour toutes j’indique le menu à peu près invariable. Que vous soyez un convive ou vingt-cinq, il en va de même. Dans le second cas, deux moutons seront servis, mais pour vous seul, il y en a toujours un. Disproportion évidente. C’est qu’il ne s’agit point de quantité de viande, mais du méchoui en soi. Ne craignez pas que soit perdu ce que vous en laissez. Cela va à « la famille », qui jamais ne mange avec vous, puis aux serviteurs, aux clients et les chiens font leur affaire des os, rare aubaine. Avant lui, voici l’ordre. La cheurba, épaisse soupe de pâtes dans un bouillon rouge de piment, parfois aromatisés au cumin, au fenouil ou à la coriandre. Les premières cuillerées ne sont pas du tout mauvaises; les suivantes vous mettent le palais à vif. Puis la torta, plate ou roulée, feuilleté très bien fait, mince, léger, généralement farci de hachis : assez délicat si ce n’était trop gras. Ensuite, un peu plus, un peu moins, la série des ragoûts : agneau aux pruneaux — triomphe de la cuisine arabe — mouton aux pommes de terre, agneau aux laitues, mouton aux pois chiches, agneau aux petits oignons, boulettes de mouton haché au fenouil, poulet maigre vaguement marengo. Tout cela nageant dans une sauce brune généreusement poivrée. Pariant de je ne sais plus quelle ville chinoise, Marco Polo, à l’appui de son assertion qu’elle est la plus peuplée du monde, dit qu’elle consomme quotidiennement quatre-vingt-quatorze quintaux de poivre. Cela semble beaucoup. Toutes proportions gardées, je ne m’étonnerais pas que l’Algérie approchât de cet excès. Les Arabes, songez-y, sans doute parce qu’ils prennent seulement de l’eau, habituellement mauvaise, ou de ce petit-lait aigre qu’ils appellent ch’nin, boivent très peu. Quant à nous, pour éteindre cet incendie, non sans quelque mépris secret ils nous offrent de ces vins blancs que le soleil africain a chargés de caramel et d’alcool, ou bien, cela est mieux, de la tisane de champagne dont parfois ceux qui sont esprit fort vident une coupo, alléguant que c’est de la gazouse. Chez un caïd, il m’en souvient, c’est du vieux Chypre qu’on me versait à plein grand verre. J’ai dû lui affirmer qu’il s’exagérait des habitudes d’intempérance des roumis, d’une roumia surtout. Le méchoui enfin est apporté solennellement sur la table, débarrassée au préalable de tous impedimenta. Vous n’avez pas idée de ce que cela tient de place, un mouton entier. S’il n’y a absolument pas moyen de le caser, on le pose sur un de ces petits guéridons mauresques très bas, en bois de cèdre, et les convives se disposent autour, jambes croisées sur le tapis. J’aime assez cela. C’est plus couleur locale. Et aussi le déplacement fait faire un peu d’exercice. Vous vous escrimez de votre mieux. Mais après tant d’entrées, l’enthousiasme n’y est pas. Grâce à 1 élasticité gastrique des races réputées sobres, les indigènes y pratiquent des brèches qui nous épouvantent. Et ne eroyez pas que ce soit fini. A présent c’est le couscouss, cette semoule cuite à la vapeur dans un entonnoir d’alfa — le keskès, d’où son nom — fade bouillie quand elle est préparée avec du caillé et des raisins secs, emportant la bouche si c’est assaisonné à la merga toute rouge de felrfel. Enfin vient le dessert. Le deuxième sadouk de cette interminable histoire du portefaix qui remplit nombre des Mille et Une Nuits, chante ces strophes. « 0 pâtisseries, douces, fines et sublimes pâtisseries enroulées par les doigts... En dehors de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien. Vous êtes mon unique espoir, toute ma passion... 0 kenafa, ya kenafa, nageant dans le beurre et le miel, le cri de mon désir vers toi est extrême... » Ai-je goûté au kenafa, fait de vermicelle?... Je ne saurais le dire. Mais ce que je connaisses pâtisseries arabes en général me porte à juger ce lyrisme vraiment hyperbolique. Les meilleures sont de pâte d’amandes compacta, sucrée à l’excès, dont le parfum à la rose, a l’ams, à la pistache est neutralisé par celui du beurre rance. Parlerai-je de certains beignet! au miel frits à la graisse de mouton?... Mais ils ne se mangent pas dans les bonnes maisons. Les fruits consolent. Heureux lorsqu’on a pour terminer du café, toujours excellent, et non, tenu pour plus « habillé », ce terrible thé vert additionné de menthe poivrée et servi quasi à l’état de sirop, cruelle épreuve pour qui a le goût de le boire sans sucre.
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