ter le bonjour. N’en concluez point à leur européanisation. Ce sont de grands enfants qui font joujou. Leur langue immobile n’étant pas propre à forger de ces néologismes scientifiques que nous tirons du grec," c’est drôle d’entendre, dans un flux de paroles pour nous inintelligibles, les mots « cardan, carburateur, magnéto » sortir des lèvres d’Ali qui, en tracassant ses ferrailles, daigne leur donner quelques explications. Je saisis « fissa, fissa ’», qui revient souvent et qu’admiratifs ils répètent. « Vite, vite »... vertu merveilleuse aux yeux de ces gens qui font « chouïa, chouïa » le peu qu’ils font. Toutefois l’effort d’apprendre à conduire ne se trouve que parmi les « Beni-Ramassés » d’Alger, qui font des chauffeurs adroits, un peu fous et très ficelle. Je m’étonne de voir ici une petite construction à l’européenne, c’est-à-dire ayant des fenêtres. Maison forestière, me dit-on. Mon regard circulaire sur ce bled nu comme la main trahissant un ahurissement bien légitime, on m’assure que là-bas, vers des hauteurs qui commencent à s’ériger, premiers contreforts du Djebel-Amour, « il y a de la forêt ». J’ai assez d’expérience déjà pour prendre le mot daus son acception locale. Maquis épineux sans doute, ou bien plantation clairsemée de tamaris pour fixer les sables — moins encore : étendue d’alfa que l’administration protège contre la dent des troupeaux. Car cette plante est exploitée industriellement. Depuis que la sparte, sa soeur jumelle, a à peu près disparu des plaines brûlées de Murcie, c’est à l’Algérie que l’Angleterre particulièrement en demande pour je ne sais plus combien de millions par an. Peut-être est-ce les gardes d’ici qui, certaine année de sécheresse, ont manqué être massacrés par la population, dont les animaux mouraient de faim et à qui il a fallu céder la place. La piste devient mauvaise, tantôt raboteuse à l’excès nous secouant comme noix en sac, tantôt sablonneuse au point de caler les roues, ailleurs amollie par une humidité souterraine creusant des trous où nous pensons rester. On est en train de la charger. Le piqueur vit dans sa roulotte et une figure de femme paraît à la fenêtre, dénuée d’agrément, je dois le dire, autant que son existence. La diligence le ravitaillé; il traîne à sa suite, dans les tonneaux d’arrosage, une eau échauffée. Les terrassiers indigènes ont dressé leurs guitounes, devant lesquelles, sur un feu de broussailles, cuit le couscouss. En culotte haillonneuse et gandoura sale, ils accomplissent nonchalamment une besogne aussi vaine que celle de Sisyphe. Bientôt l’argile remontera par-dessus la caillasse et l’absorbera. Encore une maison, basse, carrée, massive, placée au hasard parmi les pierrailles, sans un brin d’herbe à l’entour, sans un pouce d ombre. L homme à visage boucané et mangé de rude barbe noire, qui sort sur le seuil, est-ce un sauvage, un ermite, un voleur de grand chemin?... Non: un cantonnier. Au salaire de cent quatre vingt dix francs par mois H quarante de plus qu’un curé — il vit ici tout au long de l’année, Je le soupçonne de ne point tarir, pour se laver ni se désaltérer, l’eau de sa citerne. Et une bouteille qu’au passage lui remet subrepticement Ali me paraît être, plutôt que du Saint-Galmier, de cet anis del Mono, le plus incendiaire des alcools. Le caravansérail de Sidi-Maklouf est remarquable par quelques chétifs palmiers, plantés sans doute en l’honneur du saint enseveli sous une kouba dont le blanc de chaux vibre avec violence. Duveyrier, débutant comme tout jeune naturaliste dans ses explorations africaines, a trouvé ici cet animal fabuleux, le rat à trompe, qu’il nomme macroscelides Rozeii. L’espèce n’en est point perdue, m’a affirmé un excellent vétéran du service des affaires indigènes, le commandant Gau'vet, expert en faune désertique et collectionneur de poissons de sables. Même s’était-il attiré le courroux d’un de ses chefs en lui en présentant un, celui-ci ayant cru à la mystification classique des troupiers d’Algérie qui trompe — pardon pour l’involontaire jeu de mots -ffetant d’amateurs... jusqu au jour ou se décollé la queue empruntée à un rongeur pour être artistement ajustée au nez d’un autre. Vaguement j’ai entendu le cantonnier hirsute apprendre à mon chauffeur que « Beschir a perdu sa mule ». Car le Sahara est une potinière. Aux confins marocains je retrouverai des histoires de la frontière tunisienne. Quelques kilomètres plus loin, Ali freine brusquement. Qu’est- ce qui barre la piste?... La mule de Beschir. Abattue sur ses jarrets ouverts et saignants, elle redresse la tête. Ses pauvres yeux remplis d’un immense désespoir s’attachent aux miens ; une lueur les traverse comme de reproche à la fois et de prière. En ce langage muet des animaux, si touchant à cause de son impuissance, elle me dit : —■ « Je servais fidèlement mon maître. Docile, je portais ses fardeaux, j’endurais la faim la soif, la fatigue, les coups. Je vivais auprès de sa tente, je faisais partie de sa famille, il me nourrissait et m’abreuvait. Que m’est-il arrivé ? Pourquoi est-ce que je souffre? Pourquoi suis- je seule? Il m’a ôté le bât, si lourd à mon échine, qui me faisait sa chose et pour cela je le supportais patiemment. Et il est parti sans retourner la tête, il m’a abandonnée. Toi qui passes, tu semblés me regarder avec compassion. Les humains peuvent tout: c’est pourquoi nous leur sommes soumis. Ne feras-tu rien pour moi? » Puis, comme comprenant tout' d’un coup qu’il n’y a plus qu’à mourir, dans les prunelles de l’animal humble et résigné passe une sorte de dédain farouche. Epuisé par l’effort suprême, il se recouche de son long. Tout ce que je puis, c’est ordonner de passer au large pour ne pas écraser le corps pantelant. Ali m’obéit, et nous calons dans le sable. Il ne maugrée point, ayant cette patience de sa race faite de beaucoup d’apathie. Mais quand j’exprime avec véhémence mon indignation que Beschir n’ait point achevé sa mule, y ajoutant le regret d’être sans revolver, en son particulier, je le devine, il juge « la madame » un peu maboule. Aux heures douloureuses où, par centaines de mille, pour faire leur devoir des braves souffrent et meurent, n’est-ce point péché que s’attendrir sur une bête? Mais je me rappelle, l’autre 7
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