ces dames prennent le frais sur la porte. Front bestial, menton épais, cigarette aux lèvres rou- gies de fard européen fraternisant avec le ltoh’eul oriental qui agrandit les yeux noirs sans lumière entre lesquels un tatouage dessine ses sillons bleuâtres, elles roulent des hanches massives et des seins lourds sous l’ample culotte en satinette crevette ou jonquille et le casaquin de camelolte lyonnaise brochée amande ou groseille. Plus au contraire une rue est retirée et discrète, plus elle est respectable. Badigeonnées en bleu de lessive ou vert d’eau dormante, ou bien patinées d’une crasse séculaire qu’a roussie le soleil, les demeures y sont si jalousement closes, si profondément silencieuses qu’on les croirait à l’abandon. Non que parfois n’en soit entrebâillé l’huis massif et vermoulu, bardé de tètes de clous, très bas sous le cintre en stuc décoré d’arabesques, Mais en vain jetez-vous vers l’intérieur un regard indiscret. Il se brise sur les deux angles morts que forment d’un côté le couloir accédant au patio en façon de puits, humide l’hiver, Tété étouffant, de l’autre l’étroit escalier fuyant dans l'ombre. Gomment se fait-il que soit intérieurement si ténébreuse cette ville à distance éclatante de blancheur? C’est qu’en réalité elle constitue une manière de soubassement à la cité aérienne des terrasses passées au lait do chaux et incendiées de soleil, domaine exclusif des femmes, les maris en étant bannis crainte qu’ils n’aperçoivent celles du voisin. En ces mystérieux logis vivent les citadins indigènes, désignés sous le nom de Maures, fils combien dégénérés des conquérants de l’Espagne où brilla la culture orientale depuis si longtemps éteinte. Population molle, engourdie, occupant de petits emplois publics ou s’adonnant à de nonchalants commerces. Vers la fin du jour vous les voyez, lourds et lents, en beau costume soutaché de nuances tendres et burnous de drap fin, chaussettes tombant sur les babouches jaunes, qui musardent place du Gouvernement, ou bien attablé's aux terrasses des cafés européens. Leurs femmes jouissent d’une liberté relative. Formes abolies dans le large pantalon à plis en calicot, serré aux chevilles, et sous le haïk blanc en laine rayée de soie, les enveloppant toute, le voile assujetti sur la racine du nez laissant voir des yeux de velours terne, qui ne se fontpas fautede dévisager hardiment les jeunes officiers bleu-ciel, par couple en général elles trottinent, claquant sur le pavé les talons Louis XV de souliers à barrettes dans lesquels parfois elles ont oublié de mettre des bas. Elles s’accostent — comment se reconnaissent-elles, ces Aïcha, ces Zorah, ces Baïa toutes pareilles? Elles montent en tramway, s’extasient aux devantures de Bab-Azoun et de la rue d’tsly, font leur marché, les riches accompagnées d’une négresse portant le couffin. Les vendredis surtout Alger fourmille de ces uniformes silhouettes non sans grâce. Le peu de part que prennent au culte les musulmanes font pour elles du jour consacré à Allah — TUnique, le Miséricordieux, Lui seul est Grand — une occasion non de dévotion, mais de fête. Le plus fréquenté des cimetières est celui d’El-Keltar, qui des fossés de la Kasba dévale sur la pente boisée d’oliviers et d’eucalyptus dominant la vallée des Consuls. Leurs blanches théories se déroulent au long du chemin où sont accroupis dans la poussière estropiés hideux, aveugles aux prunelles sanglantes, repoussantes nudités sous de sommaires guenilles ne tenant ensemble que par leur crasse. Cette cour des miracles s’égaie de flûtes et de tambourins accompagnant des chanteurs en fausset nasillard dont, à en juger par les mines des auditeurs, le répertoire doit être fort obscène. Ces dames ne craignent point de s’y délecter au passage, on compagnie des enfants qu’elles traînent à leur suite ainsi que du gros mouton familier, élevé dans la maison, qui sera égorgé pour la fête de l’Aïd-el-Iiébir. Entrées dans le champ de repos, elles sont chez elles, l’accès ce jour-là en étant interdit aux hommes. Simple fiction, puisqu’il n’est pas clos et les curieux ne manquent point à l’entour. Supérieure au préjugé, la moukère algéroise ne s’en dévoile pas moins librement, ce qui ne ménage pas toujours des surprises agréables. On se groupe, assises sur les talons, au milieu des tombes dans l’herbe parfumée et fleurie, on gri- gnotte cacaouettes grillées, nougats poisseux, beignets au miel. Et on jacasse... Sous tous les çieux l’agilité de la langue est en raison directe du vide de l’esprit. Certaines sépultures de marque sont entourées d’un grillage en façon de cage à poulets. Des personnes importantes, dont le haïk de soie entrouvert découvre des vestes en velours brodé d’or, y tiennent cercle. Leur sensibilité ne s’émeut point de la scène de désolation qui se joue à quelques pas. A cropetons sur la terre fraîchement remuée et le plâtre frais, une veuve apparemment gémità grands éclats. Do rauques sanglots entrecoupent une lugubre mélopée que rythme un balancement du corps. Mais voici qu’elle se redresse, essuie avec un mouchoir jaune à fleurs vertes son visage tuméfié, se met à éplucher une orange et rentre tranquillement dans la conversation joyeuse d’amies assises en rond tout auprès. Intermède qui lui rend des forces pour tout d’un coup reprendre automatiquement son lamento. Bile dont la durée est fixée par l’usage et auquel mettra lin un nouvel hymen très hâtif. Pour saccager Il-Djezaïr le génie militaire avait son excuse : nécessités statégiques dans une ville où étaient encore à craindre les traîtrises. Cette arme savante, dont la malignité des bons petits camarades traduit les initiales par « génie malfaisant », a d’ailleurs fait preuve de goût en conservant pour son usage de ces maisons mauresques qui surnagent dans l’océan de modernes bâtisses. Aux actes de vandalisme perpétrés depuis il n’est d’autre mobile que la spéculation. Peut-être ne présentait-il pas grand intérêt pittoresque, ce faubourg de Bab-el-Oued, la « Cantère » des Espagnols qui s’y étaient agglomérés. Tout valait mieux cependant, tout que l ’actuelle abomination de cet échiquier fait de casernes en saindoux dont les six étages se hérissent de balcons verts ou bleus. Cherchant l’ombre au retour d’une promenade sur l’éblouissant front de mer, pour mes péchés je m’y suis fourvoyée et la nuit m’en a poursuivie le cauchemar. N’est-il pas question de jeter bas, pour sans doute le remplacer de même, Ce lambeau
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