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dans l’écume de sa vie trouble il y avait une âme. Car l’art en son sens absolu, l’art qui n’est pas de la virtuosité, sa source ne saurait être que pure et profonde. Les origines de cette jeune femme étaient incertaines. Sa mère, veuve ou divorcée d’un général russe répondant au nom fâcheux de Moerder. Son père?... Point sur lequel elle-même peut-être n’était pas très fixée. Devait-elle le jour à un second époux, de la main droite ou gauche, sujet russe musulman? On diagnostiquerait volontiers une admixtión orientale dans son mélange de sang slave et germanique, au témoignage du nom qu’elle tenait de qui? Et à quel atavisme devait-elle sa maîtrise de notre langue? Sa formation intellectuelle se fit à Genève, auprès d’un sien oncle, Alexandre Trophimowsky, réfugié nihiliste. De ces extraordinaires milieux de révolutionnaires cultivés elle roula dans toutes les bohèmes. Elle connut les pires misères. A Marseille, assure sa légende, ayant déjà revêtu l’habit masculin, elle aurait travaillé sur le port. La faim bande désespérément les muscles. Ce corps assez frêle au surplus était d’endurance peu commune. De bout en bout elle a parcouru l’Algérie à cheval, partageant la vie des indigènes. Elle parlait parfaitement l’arabe et s’était faite musulman. Je supplie le prote de ne point corriger une volontaire faute de genre. Emburnoussée, enturbannée, le crâne tondu, fréquentant les cafés maures, elle avait adopté les moeurs comme le costume non de la femme, mais de l’homme, ce qui, en pays d Islam, est séparé par un abîme. Des officiers qui l’ont connue me l’ont dépeinte, la voix éraillée, le geste canaille, semblant un de ces crapuleux voyous qui sur toutes les marines d’Orient promènent leurs vices équivoques. Que venait-elle faire? Chargée par la famille du marquis de Mores de pénétrer — elle s’en serait fait fort — le secret d’une mort encore mal expliquée? Envoyée de certain journal férocement anti-militariste aux fins de dénoncer les agissements coupables des « brutes galonnées? » Que n’a-t-on pas dit?... Tant et si bien que, relevant de la nationalité russe, elle fut expulsée. Pour rentrer par la fenêtre elle épousa dans les formes un maréchal-des-logis indigène dont la veste rouge l’avait retenue à El- Oued, en ce Souf doù j’arrive. Sliman Ehmmi ayant obtenu sa naturalisation, elle devenait Française. Mariage qui ne fixa point l’existence vagabonde et de toutes façon... disons fantasque, à laquelle mit fin la catastrophe d’Aïn-Sefra. Qui sait si ce ne fut pas pour le mieux? Avant trente ans épuisée d’aventures, obscurcie de haschich, corrodée d’alcool, eût-elle fourni la carrière dont brillante s’avérait la promesse? Fleur éclatante et parfumée .éclose dans la fange, elle en était trop éclaboussée peut-être pour parvenir à l’épanouissement. De cette détérioration de soi elle avait conscience, mais non ¡’énergie4 de remonter la pente. Et cela est amer. D aucuns se font une élégance — toute littéraire d’ailleurs, étant gens fort rangés de prôner la vie a libre » c’est-à-dire dénuée de point fixe, ce qui n’est que du désorbitement, la vie en rupture d’attaches, partant de devoirs, affranchie de conventions, et cela du même coup débarque le lest de la morale, croyant puiser l’indépendance, trouver la fierté dans une rébellion systématique contre toute discipline sociale. Je les invite à chercher sur le Carnet de route certain gémissement déchirant. Cela est digne de remarque, le réfrac- taire qui se prétend maître de. sa destinée en est fatalement le triste pantin. Celle-ci a vécu sa vie, comme on dit. Mais avant qu’elle fut morte sa vie 1 avait tuée. ? ç ? Un groupe de burnous et d’uniformes. On entoure pour le congratuler l’agha Si-Moulay qui vient de recevoir la plaque de grand-officier. Le général Redier de qui 1 hospitalité me rend aimable ce bled sévère, me présente ce majestueux personnage, lequel me prie d’honorer sa demeure. Comme il s’absente, son fils m’y conduira et m’y recevra. Le lendemain matin j’enfourche une jolie jument baie dont la selle est recouverte de velours bleu turquin, et nous voilà chevauchant par les sables. Ce jeune homme est pâle, mélancolique, petite fleur bleue. Il a fait ses études au lycée d’Oran et semble un taleb plutôt qu’un chef. Il me confesse ne point aimer le Sahara. Ses aspirations sont pour le Tell, la France, Paris. Mais il est l’aîné : le devoir l’attache au domaine familial, aux tribus qui seront siennes un jour. Il est déjà veuf. Tout à l’heure, chez sa mère avec qui, dérogeant à l’usage, après le repas il me conduit prendre le café — matrone noble et souriante, elle m’embrasse sur les deux joues -Ijl je verrai son fils Idriss, comme lui pensif et nostalgique. Selon la règle il songe à se remarier. Point embarrassé certes : c’est un parti. Mais il a des exigences. Et comment choisir? Nos moeurs matrimoniales!! ! il me le dit bien bas — lui paraissent préférables. Encouragée par ses confidences, je lui parle de mes petites amies, les nièces du caïd de Laghouat. Il connaît l’histoire : le désert immense est une loge de portière. Je les lui affirme fort jolies et de tous point charmantes. Cela l’intéresse. Alliance irréalisable, m’a-t-on assuré. Les familles sont séparées par des inimitiés tribales, par des antagonismes de confréries, ceux-là Tedjanîya, ceux-ci Zianïa. Les Montaigu et les Capulet. Et une Juliette invisible ne saurait vraiment susciter un Roméo. Merveilleusement coloré, ce couloir de grès qui aboutit à Tiout. La gamme dominante est nuancée du rose ardent au rouge pourpré. Par places on dirait des bancs de corail. Un carmin éclatant est strié de tons pêche, une coloration abricot éclaire une masse vineuse. Ici des veines de soufre courent au" long d’une muraille semblant de briques calcinées ; là ce sont des coulées de cuivre dans un puissant vermillon. Des nuages, dont la course est rapide sous le souffle assez violent du vent d’ouest, déplacent à chaque instant la lumière et l’ombre. Elles se succèdent, brusques, ou bien s’enveloppent Tune l’autre, puis se dissocient, se fondent de nouveau, derechef se séparent pour se pénétrer encore et encore se poursuivre. Jeux est bien dit : c’est une partie de cache-cache. Et lorsque, pour un moment, le soleil s’est-voilé, une onde violacée


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