quinze, vingt lieues de distance, le bordj morne dont ne peut, en sécurité, s’éloigner la poignée d’hommes. Pas de télégraphe. Chaque quinzaine le convoi de ravitaillement,¡quelquefois, dans sa marche lente et lourde, assailli, voire enlevé par un djich. Soleil de feu, terre de braise, horizon de flamme, l’ennui qui écrase comme une chape de plomb brûlant... *. Vagabondage par-delà les limites que m’imposent le temps et la sagesse. C’en est assez pour moi, à mon regret, de pousser jusqu’au bout du rail. Dur désert, ce sud-oranais, encore qu’en ces jours de printemps s’efforce de l’adoucir — tentative émouvante — le drinn fleuri, tout blanc de minuscules et charmantes étoiles dont la fragilité rappelle celles dites chez nous « désespoir-du-peintre ». Apreté plus sauvage qu’au Sahara des deux autres provinces, mais que parent l’éclat de sa nudité, l’accord des sables d’ocre ardente avec le bleu ardent du ciel, les arêtes vives et hardies des montagnes dont il est mouvementé, dernier chaînon de l’Atlas du Maghreb central se soudant à celui du Maghreb « le plus éloigné ». Grès violemment colorés de pourpre, d’orangé, d’amarante, que strient de blanches coulées salines. Elles sont très farouches. Les gorges de Moghrar, traversées par la ligne, présentent un chaos de masses disloquées, devant à leur rouge patiné de suie et à leur caractère ruiniforme l’aspect des décombres d’un titanesque incendie. Passage sinistre, bien fait pour avoir été le repaire de ce Bou* Amama qui nous donna assez de peine à réduire, obscur marabout de la zaouïa dont, parmi de chétifs dattiers, nous voyons la coupole surgir au-dessus d’un ksar croulant. Mais tout d’un coup, de nouveau en plaine, cette prairie d’invraisemblable émeraude?... Ce ne peut être qu’un rêve, car la Normandie ne connaît rien de pareil. Je me frotte les yeux. Attentive, je m’aperçois que c’est mouvant. Cela grouille. Un vol de sauterelles s’est abattu ici. Aubaine pour les nomades, qui les mettent à confire dans la saumure et s’en régalent, tel le Précurseur. Mais par ailleurs, désastre. Cet exécrable acridien, on le sait, subit une série de métamorphoses. Il en est une où, pour dépouiller la peau ayant cessé de lui plaire, il se suspend aux broussailles, tête en bas et par un rétablissement sur ses pattes en ressort d’acier s’écorche soi-même comme on arrache un gant. Son actuelle livrée est la plus somptueuse. Voletant à fleur du sol, le soleil paillette d’or l’émeraude translucide de ses ailes. Saison des amours. De sa tarière pas plus grosse qu’un fil, la locuste — j’aime lui donner ce nom 1. L’autre jour, dans une vague localité du bled lointain, le hasard me faisait rencontrer des sapeurs du génie remontant de Tamanrasset — trente-cinq jours de voyage — où ils avaient remis ù la relève leur service de T. S F. et qui m'ont donné, tout chauds, des détails émouvants sur l'héroïque agonie du général Laperrine. Cinq hommes et un sergent, depuis un an seuls dans ce poste avancé en pays des Touareg, avec un détachement de méharistes indigènes. Pas un brin d'hèrbe. Gomme nourriture, du «singe » et la chance de tirer une gazelle, des légumes secs, en guise de farine, du blé concassé. Pas de vin, rarement du tabac, parfois plusieurs semaines sans beurre, huile ni graisse. Pas de médecin; pour toute pharmacie, de la quinine et du permanganate. Un courrier à peu près mensuel. Et la haute-paye de cinq francs... De tout cela ils n'avaient conservé que la joie de leur permission de quatre-vingts jours vers laquelle ils allaient. Les soldats vraiment sont de braves gens. empoisonneur — fouille les sables pour y déposer son chapelet d’oeufs minuscules, à raison de plusieurs milliers chacune. Et bientôt montera vers le nord, querens quem devoret, une de ces bandes dont on en a vu couvrant une longueur de six lieues sur une de profondeur et, mesurée au mètre cube, comportant quelque cinquante milliards de ces rongeurs. Fléau de Dieu laissant la terre nue où il a passé. C’est l’invasion de 1866 qui avait causé la grande famine, dont ont péri 100.000 indigènes peut-être. Un nuage de ces criquets si justement dits « pèlerins » était arrivé jusqu’à la mer où ils ont pourri sur la plage par tas de trois à quatre mètres de hauteur. Aujourd’hui on sait'mieux les combattre. Cependant peu après que j’eus quitté Laghouat ils ont dévoré partie de l’oasis. Une crête nue, aiguë. A son pied la houle d’or fluide d’une haute bande de dunes. Plus bas le large lit à sec d’un oued. Entre les deux une imposante redoute de style mauresque et au-dessous un pauvre village indigène qu’entourent de maigres jardins. Puis le vide qui s abaisse vers le couchant baigné de rutilance. C’est Aïn-Sefra : « la Source Jaune », notre vedette à la lisière des hauts plateaux sud-oranais, surveillant les territoires de parcours des Ouled-Sidi- Cheikh. Exposée à un double danger d’inondation par l’eau et par le sable, contre la menace permanente de celui-ci elle a une défense. Si au débotté on vous propose une promenade au « Bois de Boulogne », ne croyez pas que le cafard ait troublé les cervelles. Vraiment elles méritent le nom que plaisamment on leur a donné, ces plantations tentées pour fixer la dune et qui ont réussi au-delà de toute espérance. Pins, poivriers, tamaris, mimosas, aussi des peupliers et des saules ont trouvé le suc nourricier, formant une oasis de nature inattendue. Aux jours d’été la fraîcheur en est celle d’une serre. Mais en ce radieux avril il fait bon errer sous son ombre légère, dorée de paillettes. Pourquoi m’est-elle évocatrice de ces chimériques bois sacrés dont nous entretient la mythologie?... C’est le triomphe de la sensation sur la raison qu’échappe à l’analyse ce qui touche le plus fortement. Exceptionnel au contraire, le péril de l’eau, mais autrement redoutable. En 1904, la partie basse fut dévastée par une des crues foudroyantes de ces pays violents. Parmi les victimes, assez nombreuses, se trouva une femme singulière qui avait copieusement défrayé la chronique du bled. Discutable dans son caractère, mais non dans ses dons rares. Le peu qu’elle a laissé inspire un vif regret de ce qu’aurait donné l’avenir. Faire oeuvre d’artiste — toujours on en revient à cette définition parfaite — c’est styliser le réel. Le réel fournit la matière brute, d’une puissance, d’une richesse, d’une variété infinies. Le style réside en nous. Il jaillit de notre sensibilité. C’est l’abstrait saisissant le concret. Déterminer le concret, en être ému, puis l’extérioriser avec sincérité et tendresse, voilà le processus de l’écrivain comme du peintre. Isabelle Eberhardt possédait la vision aiguë des choses de l’Islam. Elle les ressentait intensément. Pour les exprimer, sa plume avait des subtilités pénétrantes. Ce n’était pas seulement un esprit; noyée
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