Toutefois noterai-je que, voici une quarantaine d’années, la vigne était en Algérie culture toute exceptionnelle. La première récolte digne d’être mentionnée fut celle de 1879: 346.000 hectolitres. Dix ans plus tard elle était de quinze cent mille. J’ai oublié par combien de millions elle se chiffre aujourd’hui. L’invasion du phylloxéra, en ruinant les colons assez imprudents pour avoir mis tous leurs oeufs dans le même panier, n’empêche qu’on plante encore, qu’on plante toujours. Trop, objectent les gens sages. A quoi les emballés ripostent: qui ne risque n’a rien. Avec ses aléa, mais les gros bénéfices qu’elle est susceptible de donner en compensation à de cruels déboires, la viticulture tient du jeu : passion autant que spéculation. La terre cependant ne souffre point qu’on la violente. Elle ne rémunère en définitive que l’ef- fort'patient et soutenu. Les crus rouges de Médéa, blancs de Mascara sont fixés. En Mitidja, la production, parfois de fallacieuse abondance — je sais un gros capitaliste à qui ce leurre a coûté toute sa fortune — s’est régularisée en même temps que la valeur s’en accroissait par des procédés de vinification mieux appropriés au climat. Dans cette belle vallée de la Soummam qui, entre les versants kabyles couverts d’oliviers, va tomber à la mer aux portes de Bougie, des colons du Beaujolais, apportant la méthode réfléchie, le persévérant labeur, ont créé d’excellents vignobles. En Oranie souvent on a marché trop vite. On vous défonçait et vous plantait en un tourne-main des cinq, six, sept cents hectares. Préparation insuffisante du sol, cépages trop hâtifs, rendement très inférieur à des prévisions téméraires, et c’était des déconfitures d’une couple de millions comme un sou. Nous ne sommes point ici dans la Terre Promise. Si la grappe a le soleil, qui fait l’alcool, elle a aussi ses redoutables ennemis de partout et d’autres par surcroît : la sécheresse, le sirocco, les sauterelles. On se monte la tête par des exemples de cinquante pièces à l’hectare et davantage. Ce serait prétendre avoir à chaque coup tous les atouts en main. Raisonnablement il convient de n’en pas escompter plus de vingt en moyenne. J’en atteste les vignerons de France, voilà certes de quoi se satisfaire. ç ? La rude Oranie cependant a sa perle et c’est la perle de l’Algérie. On en a trop parlé pour qu’il soit expédient d’y revenir. L’ancienne capitale des brillantes dynasties almoravide et al- mohade, mérinide et zeyianite, où toute la moitié du xme siècle régna le grand Yarmoracen, qui avait une garde chrétienne, où vint mourir ce Boabdil qui, selon les sévères paroles de sa mère, « n’ayant pas su défendre en homme son royaume, le pleura comme une femme » — Tlemcen, rivale en richesse et en culture de Cordoue, de Séville, de Grenade, dont les méder- sas, où professa Ibn-Khaldoun, un des flambeaux de l’intellecluâlilé musulmane, étaient fréquentées par des étudiants venus de Bagdad — Tlemcen, ultime refuge de la haute civilisation du peuple berbère, si lamentablement effondré, vulgaire sous-préfecture à présent, somnolant dans sa mollesse fleurie, est l’unique ville du Maghreb central qui possède des monuments de réelle valeur. On y saisit le sens de cet art tout abstrait, étant exclusivement décoratif. Qui dit décor en effet dit fantaisie. Or la fantaisie, c’est l’élimination du concret, sa subordination du moins, systématique à tel point que, si même l’inspiration initiale vient d’un modèle, il est stylisé jusqu’à n’être plus caractérisé. Voyez, dans les tapis, dans les broderies d’Orient, la fleur : aplatie comme celle d’un herbier, réduite en schéma, au minimum seulement de lignes essentielles elle s’avère rose, oeillet ou tulipe. L’architecture mauresque repose entièrement sur l’arcade, ouverte ou aveugle. Du plein cintre elle fait l’arc outrepassé, brisé, lancéolé, polylobé. Elle les coiffe de voûtes légères à facettes et alvéoles, nervures et arêtes vives que surmontent des coupoles ovoïdes. Puis cette structure élégante et fragile se revêt d’ornementation. Briques de couleur en cordons contrariés, terre cuite peinte modelée en fleurons, frises et corniches, tuiles vernissées et carreaux de majolique aux tonalités délicates, boiseries de cèdre et de thuya finement ajourées, blanches dentelles de plâtre, guipures en stuc de polychromie discrète, ciselures d’albâtre ambré — toujours le motif est emprunté à la géométrie. Notre art interprète la nature, le leur le thème linéaire, conventionnel en somme, dont, par des enroulements et des déroulements ad infinitum, la sécheresse, pour ne pas dire l’indigence, se nourrit, se complique, s’étoffe, s’enveloppe et se développe, s’épanchant en variations, s’épanouissant en fioritures, spires, volutes, l’arabesque enfin aux mille caprices et détours. Avec une élémentaire simplicité de moyens on obtient l’effet absolu. Pour n’en citer qu’un exemple, vous allez visiter la mosquée hors les murs de Sidi-el-Haloui — ce cadi de Séville mort en odeur de sainteté ici, où il s’était retiré comme marchand de bonbons. Si personne ne se trouve là pour vous l’ouvrir, vous ignorerez la richesse de ses fameux chapiteaux d’onyx. Mais on en a tant vu, de travail du marbre... Tandis que l’art musulman seul vous offrira un minaret dont les carreaux émaillés, aussi frais que le jour où ils furent posés, se présentent en formule de circonférences entrelacées, dans cette harmonie d’extrême distinction : verte, blanche et noire, réchauffées par un rien de terra-cotta. Ces combinaisons infiniment ingénieuses de lignes partant du simple pour aller au composé constituent la caractéristique d’un art secondaire, mais charmant, petit, je le répète, dans une acception nullement péjorative, auquel il ne faut pas demander autre chose qu’une caresse pour les yeux comme le sont pour le corps les souples soieries orientales tissées de nuances subtiles et lamées d’or éteint. Tlemcen n’a pas que ses monuments, malheureusement mal encadrés dans la banalité d’un médiocre modernisme, et^ceux de la sainte Bou-Medine, toute proche, et les ruines imposantes de Mansoura, la ville jumelle. Elle a l’enchantement de son site. Avec juste raison
27f 123
To see the actual publication please follow the link above