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même pas de sacrées? Nous sommes courtoisement accueillis au seuil. Un escalier de moulin nous mène sur la terrasse qu’éclairent deux fortes lampes à pétrole. Nous prenons place sur des tapis. On nous sert le café. Ces dames sont alournées fort galamment. Elle en gros tulle bleu turquin, veste de velours pourpre très brodée d’or, la melhafa en mousseline blanche lamée, les bijoux massifs, la haute tiare d’orfèvrerie émaillée, enlurbannée de soiries bleues et rouges tissées d argent et empanachée d’autruche noire. Sa soeur, beaucoup plus jeune, jolie, l’ovale pur, ce vague, cette mélancolie, cette inconscience de la physionomie féminine arabe. « Son visage », dit une poésie érotique, « est comme la lune touchant à sa quatorzième nuit... Ses joues sont un bouquet de roses... Ses yeux sont la bouche d’un fusil : ils brûlent comme la poudre ». Qu’elles soient libres ou non, leurs yeux, beaux de forme et de couleur, m’ont toujours paru amorphes. Quant aux roses de leur teint, il ne peut s’agir que de roses-thé, ce qui n’en est pas plus mal. Celle-ci est la seule que j’aie vue dont la pâleur présente une transparence de sang sous la peau, nuance infiniment délicate de certains camélias. A l’entendre tousser on comprend pourquoi. Elle est en soie framboise brochée abricot. Deux autres, presque des enfants encore filles, elèves? — en bleu, en mauve. Sur la danse orientale il est convenu de s’extasier. Au risque de passer pour béotienne, je confesse n être pas à ce point férue d’exotisme. Admiration, soit dit entre nous, pour laquelle je soupçonne qu on se bat quelque peu les flancs. Ce que j’en préfère, c’est la musique. Barbare si l’on veut pour nos oreilles qui ont des exigences différentes. La résolution de la sensible sur la tonique lui est inconnue. Nous en sommes irrités d’abord jusqu’à la souffrance. Mais on s y fait et à ce perpétuel inassouvissement d’un besoin impérieux on finit par trouver un charme pervers. La musique traditionnelle, dite de Grenade, ne comporte pas moins de vingt- quatre modes, la plupart s appareillant à notre mineur. Le plus usité est le remel-maïa, construit sur la gamme la-si-do-ré-mi-fa dièze-sol-la. Son caractère est en accord avec celui de la race. Mouvements lents et accélérations non motivées, rythmes saccadés ou nonchalants, mais toujours imprécis, dissonnances heurtées ou molles, rarement harmonieuses, avec cependant des tendresses, dessins fugitifs, modulations fantasques, cadences brusques et lasses, ne donnant pas le sentiment d’une conclusion. Pas de lignes, pas d’ordonnance, pas de fil conducteur. Dans l’orchestre : rebeb, kanilra, snitra, khamendja, c’est la g’heita qui prédomine, la flûte de bois, dont les stridences sont assourdies par les batteries du tar et de la derbouka. Sur des thèmes archaïques, de faible relief, les instrumentistes improvisent à l’infini. Indolente, comme à regret, une danseuse se lève. De la danse?... Si vous voulez. Danse des mains, les poignets se désarticulant en flexions serpentines, tandis que les doigts imitent le battement des ailes de papillon. Danse du ventre aussi, pas très accentuée, et sans que ce soit joli, joli, sous les vêtements cela n’a rien de commun avec l’ignoble indécence de ce qu’on a vu dans les <t rues du Caire » de nos expositions. Encore, empruntée à l’Inde, danse des seins et du cou, aux curieux effets de frisson. Quant aux jambes, à notre estime agent essentiel de la danse, elles ne donnent rien. Les pieds glissent, parfois se lèvent légèrement.-Si du moins ils étaient nus... Mais chaussés hélas! de souliers jaunes à talons Louis XV sur des bas de coton rose. Tous mouvements très enveloppés et de parfaite eurythmie, juste suffisants pour que voltigent dans le dos les sachets à amulettes. Le seul qui soit violent est une brusque cambrure en arrière, le seul aussi vraiment voluptueux. Bien qu’assez pesante, Zidana y excelle. Aussi dans ce cri étrange, l’équivalent du ollé! ollé! qui scande les habaneras et les malagueñas : trille éclatant, à l’aigu, qui retombe sur la dominante. Puis la danse du mouchoir, puis les évolutions à deux, toujours dans une tonalité nuancée faiblement, sur ce rythme indécis et las. Ce qu’il y a de mieux chez la danseuse arabe, c’est qu’elle n’a pas le sourire : ce sourire figé, stupide, bêtement provoquant de nos demoiselles à tutu. A peine si les lèvres esquissent une expression en dedans, grave, profonde, dans laquelle il n’y a rien sans doute, mais qu il ne tient qu à soi de s’imaginer rempli de choses. Avec les yeux chastement baissés, c’est un effet voulu, mais absolu. Pour varier cette monotonie agréablement berceuse, on invite Ahmed à exhiber ses talents. Ahmed est un très bel éphèbe, particulier type masculin — je ne dis pas viril — des Ouled- Naïl. Fin, souple, élégant : un marbre florentin. Regard d’eau trouble, câlin, grâce de jeune chat. Avec des mines charmantes il se fait prier. Et sa danse est plus efféminée que celle des femmes. Il est leur serviteur, vivant auprès d’elles, à l’écart des hommes. Apparemment élevé à la brochette pour même emploi, le gamin qui, encapuchonné et pieds nus, très drôlement exécute un pas du moukhala, le fusil simulé par un bâton. On chante enfin. Chaudes, sonores, un peu dans la gorge, les voix malheureusement sont rauques, éraillées, voix d’alcool et de débauche. Ces dames ayant des pudeurs que nous ignorons masquent leur bouche de la main. La bouche est impure. C’est pourquoi le Targui la lient constamment voilée. Mélodies invertébrées, lourdes de nostalgie et de langueur. Toutes cantilènes classiques et très anciennes, telles B je ne garantis pas l’orthographe, et n’essayez pas de prononcer — le Mendeloun ana moulchaki et le Bekaan aâba khev, par lequel les artistes remercient l’auditoire. J’en remarque une, très prenante, à deux voix alternées, en réponse avec la flûte de roseau au son grêle, puéril, de douceur infinie. Cela s’estompe dans les spirales fuligineuses des cigarettes, vous engourdit. On a le sentiment que cela ne finira jamais et on ne s’en plaint pas. Les effluves de jasmin et de safran, la beauté de la nuit, chaude comme une caresse — vous avez médit de la nuit, ô Rostand, quel blasphème ! — cette atmosphère surtout crée le charme. Et surtout, surtout, de se sentir si loin de 1 Opéra.


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