descend sur le travers de l’immense cuvette du Hodna, mesurant plus que la distance de Paris à Rouen sur un peu moins que celle de Rouen au Havre. Désert dont un lac salé occupe le centre. Entendez par là, sur une superficie guère moindre que celle du Léman, une terre amphibie, croûte salpêtrée et traîtresse où vous vous enliserez peut-être, mais ne vous noierez jamais. Cette plaine est une cuve à lessive. Contraste saisissant. Hier j’étais en Kabylie, malgré la saison avancée déjà, noyée de pluie. Le site délicieux de Bougie, accrochée, toute blanche, en son berceau de verdures sombres fleuries de myrtes et de roses, aux flancs rouillés de la Gou- raya, Bougie et sa baie merveilleuse encadrée par les cimes hautaines des Babor, et sa magnifique corniche montant au dôme de porphyre du cap Carbon — Bougie que, s’il n’y pleuvait autant et n’y régnait la fièvre, son site ferait digne d’être la rivale d’Alger, se perlait dans la brume. Ouvrirai-je une parenthèse pour dire que toujours m’avait intriguée ce nom si bizarre de ville africaine? C’était bien facile à savoir. La Saldae romaine le tient d’une tribu voisine, Bedjaia, dont les Espagnols firent Bugia. Ne croyez pourtant que ce soit sans relations avec ces choses qui nous éclairent, leur vocable venant de ce que la cire exportée de la capitale berbère était fondue en cette forme. Quel plaisantin a trouvé cela ?... Littré. Bougie fut une ville sainte: « Mekka Seghira ». Dans cette « Petite Mecque » 99 marabouts avaient leur sépulture. Sans doute la poétique arabe a-t-elle ajouté un 9 afin de donner ce chiffre trop amusant pour être exact. Pareillement convient-il peut-être de retrancher un zéro aux 100.000 habitants que lui attribuent les anciens auteurs. Certain manuscrit intitulé « Galerie de littérature » est un dictionnaire biographique des poètes, jurisconsultes, mathématiciens, astronomes qui y fleurissaient sous la dynastie hammadite, effondrée au xne siècle. Ses écoles de théologie et de médecine étaient réputées. Est-ce pour y étudier qu’y est venu le grand illuminé Raymond Lulle?Mal lui en prit, car on le lapida. Le pieux Touati, dont la kouba subsiste, avait à travers son burnous, transformé en écran magique, fait voir au sultan En-Nour, orgueilleux de son. faste et adonné aux débauches, la ville déchue, repaire de pirates dont le général Trézel s’empara après un combat acharné immortalisé par Horace Vernet. Il est positif que les vestiges de l’enceinte médiévale indiquent une cité considérable qui escaladait la montagne, uniquement peuplée aujourd’hui d’un pénitencier militaire. Il n’en reste que la Porte de la Mer, avec deux forts turcs et la massive kasba de Charles-Quint, uniques vestiges de son passé. Quant aux palais célèbres de l’Etoile et de la Perle qui s’érigeaient sur la Bridja, à leur place d’agressives immeubles à six étages s’épatent bêtement, pareils à des dindons faisant la roue. Que nous voilà donc loin du Hodna... Mais non : pas très loin. Pourtant c’est le Sud déjà, dans sa splendeur, et le monde des mirages. J’ai dû savoir l’explication scientifique de ce phénomène de réfraction. Dieu me garde de me la rappeler. Ce serait souffler sur les ailes d’un papillon. Tout ce que j ’en ai retenu, c’est ce qu’il montre renversées des images lointaines. Le respect de la vérité doit l’emporter sur celui dû aux savants. Déjà j’en avais vu, des mirages, en Camargue : le village des Saintes-Maries-de-la-Mer, où je me trouvais, flottant à distance dans l’atmosphère, les maisons sans fondations, les arbres sans racines, mais pas plus la tête en bas que vous ni moi. Au désert, c’est de l’eau, de la végétation. Tout d’un coup un ruisseau coupe votre route. Vous arrivez dessus : rien. A une distance dont l’estimation est impossible, puisqu’elle n’existe pas, un lac entouré d’arbres, le tout enveloppé d’une chimérique vapeur bleuâtre, vision précise cependant et qui persiste jusqu’à ce que, surgie par enchantement, par enchantement, elle s’évanouisse. Images lointaines... c’est bientôt dit. Que reflètent ces mirages, jamais pareils à eux-mêmes? Où sont-ils, ces oliviers, ces cyprès, ces pins parasols que nous apercevons, inclinés sur des étangs qui miroitent*où sont-ils, alors que, dans un rayon de tant et tant de lieues, tout est nu? Où sont ces hautes falaises qui, à l’horizon bas, encadrent le chott, quand nous savons ce bassin absolument plat? Nul ne saurait le dire. Au vrai, les mirages du désert sont comme ceux de la vie : ils ne résistent point à un examen très attentif. C’est fluide, c’est en l’air, de contexture irréelle, assez pour leurrer le voyageur affaibli et surexcité à la fois par la fatigue et la soif, mais ne trompant qu’à demi celui qui roule en tout confort et sécurité. D’autre part, c’est sottise que les scruter froidement. Plutôt s’abandonner à leur magie fugitive et décevante, finissant par ne plus distinguer la réalité de l’illusion. Bien réel, Msila, puisque nous y faisons halte. De loin on en aurait pu douter. Car c’est miracle, ce bosquet d’Amathonte posé en plein milieu du bled aride. Il y a là une gendarmerie enfouie dans des palmiers choemerops — ceux de nos appartements — qu’envierait une villa de Monte-Carlo. Un oued où coule vraiment de l’eau a suffi pour créer ce centre indigène de cinq mille habitants. Les terres d’alentour au surplus ont été en état de culture : des ruines romaines l’attestent, des vestiges de travaux hydrauliques. On a des raisons de croire que l’olivier y prospérait. La présence d’une nappe artésienne donne à espérer que réussiraient de nouvelles plantations. Un arbre en plein rapport, songez-y, donne six kilos d’huile par récolte. C’est de l’huile que subsiste la Kabylie, en produisant plus de douze mille tonnes par an, et de la meilleure qualité. Avec à peu près autant de figues sèches exportées, sans compter celles qui, avec les glands doux et la galette d’orge, constituent le fonds de son alimentation, les caroubes, demandées en Angleterre pour la nourriture du bétail, le liège, le tan, le crin végétal donné par les palmiers nains — voilà les ressources dé cette population laborieuse, tassée dans dès villages haut perchés et d’une densité supérieure à celle de la Hollande1. Partout on vit. 1. Ces -villages, amas de masures pressées les unes contre les autres en façon de feuilles d’artichauts, sont au nombre de 14 h 1,500 et il en est qui comptent de 2,000 à 2,500 habitants. Une égale densité dans tout le Tell le peuplerait de 40 millions d’&mes'.
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