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Evénements bien oubliés de nous. Trop oubliés. Mais au Sahara le temps n’a pas éteint les ressentiments anciens qu’ils avaient exacerbés. Je demande au caïd de Guémar, chez qui j’ai reçu une hospitalité cordiale, un guide pour certaine route que mon mokhazni, le caquet rabattu par notre fâcheuse expérience, avoue connaître imparfaitement. Ahmed-Lallali hoche la tête. Puisque, sur l’invitation du marabout de Taghzout, je m'y arrête, plutôt y prendre l’homme dont j’ai besoin. Ce ne serait pas expédient qu’un de ses gens m’accompagne chez les ennemis héréditaires. Il faut bien que les humains s’occupent à quelque chose. Quand ils ont si peu à faire, la ressource leur reste de se détester. Peu conforme au type de sa caste, Mohammed-el-Aïd est un jeune, beau et brillant cavalier. Il avait très vaillante mine à cheval quand, me rencontrant dans le bled, il me pria à déjeuner pour le lendemain. De près il s’avère passablement abruti. Mettons que c’est par le kif et ne parlons pas de l’alcool. Son unique épouse, de qui il semble fort épris sentiment que les bienséances musulmanes lui commanderaient de mieux dissimuler — est fort jolie, avec ces façons effarouchées, meilleur de la grâce des jeunes femmes arabes. Elle m’offre, et très gentiment, une robe en soie du Djérid, fine et molle, blanche brodée de mauve, dont l’empiècement est naïvement gansé de grossière laine verte. Je lui jure de m’en parer « pour plaire à mon mari quand il reviendra de la guerre ». Entre nous, je la vois plutôt en voile de piano. Le marabout a un frère qui m’avait été défini par le geste significatif d’un doigt posé sur le front. Maboul, je ne sais, mais présentant tous les caractères physiques de ces dégénérés qu’engendre la débauche. De suprême élégance dans un caftan de satin lilas piqué par-dessus une culotte pistache et un gilet feuille morte, enturbanné de damas bouton d’or, il tient à me faire les honneurs de sa chambre « à la française ». Grande pièce voûtée dont un immense lit anglais en cuivre constitue le principal ornement. Lit de repos, car c’est ici une salle d’apparat, rien de l’intimité conjugale qui, en quelque recoin, se limite à des coussins et des tapis. Des meubles européens hétéroclites et délabrés y voisinent avec de médiocres orientaleries, dans une saleté, un désordre indescriptibles, partout des tasses poisseuses du café ou du thé servi les jours précédents et qu’achèvent des nuées de mouches. Redoutant l’offre d’une collation, j’argue de la hâte qui, bien à mon regret, me talonne, pour presser le tour du propriétaire. Quelques morceaux d’art mauresque ne sont pas sans intérêt. Mais c’est avec orgueil qu’on me montre une tente en maçonnerie d’éblouissante blancheur — « tu vois, kif-kif de la toile » — aménagée en pavillon. Cette fantaisie d’un marabout défunt est-elle un rappel du nom par lequel les auteurs anciens désignaient une région qu’on a identifiée avec celle-ci : Guitoune- Beïda'i — les dunes en effet donnant assez l’aspect d’un immense campement. D’autre part les tentes des nomades étant en laine de couleur, le rapport n’apparaît pas évident. La zaouïa est vaste, claire. Ses cours spacieuses, plantées de chétives verdures, présentent celte particularité qu’on y voit, comme sièges de jardin, des fauteuils de damas groseille, passés par le soleil à des tons pisseux. Ils servent à tout, hors à s’asseoir. Sur celui-ci une selle, sur celui-là un sac de farine, les bras et le dossier dédorés de cet autre, perchoirs à pigeons. Dans l’espoir d’y trouver quelque grain de mil, une poule effrontée pique vigoureusement du bec le crin qui s’échappe par des ouvertures béantes. Taghzout n’est plus qu’un misérable village. Il a été un centre de culture. Je ne l’entends point au sens propre des pommes de terre qu’on avait essayé d’acclimater dans ces sables, mais qui y dégénèrent à la grosseur d’une noix, comme les tomates, d’ailleurs excellentes, semblant des cerises. La zaouïa formait des lettrés, notamment ce Brahim-ben-Mohammed qui ici copia le manuscrit, depuis disparu, du docte Adouani, un des rares documents arabes sur le Sahara, traduit par Ch. Féraud, l’auteur de cet ouvrage de vif intérêt traitant du Sud-Algérien, qui, ce n’est pas croyable, n’existe point à la Bibliothèque Nationale. Aujourd’hui le ksar est pour moitié un amas de décombres que nul jamais ne s’aviserait de déblayer. En attendant l’écroulement de son propre logis, on vit au milieu d’effondrements poudreux qui furent ceux des voisins. Même y vit-on bruyamment — chose rare H - car des clameurs s’élèvent d’un coin de la ruche d’argile. Sachant la politesse orientale, je me borne à interroger des yeux. « Une noce... Tu veux voir?... » Certes. Tout voir est mon devoir. Palabres. Le cheikh envoie quérir son épouse, une moukère algéroise fort gaillarde, à qui tout à l’heure, chez elle, sans qu'elle fût voilée, Tahar baisait la main. Tout essoufflée, elle arrive, entre, sort, enfin m’introduit. Crainte que mon seroual effarouchât ces dames, il avait fallu les prévenir que j’appartiens à leur sexe. Façon de dire. Ce me semble plutôt être au sein d’une- ménagerie, à moins que ce soit une maison de folles, section des agitées. Grouillant dans une cour trois fois trop petite pour les contenir, une horde de femelles en loques éclatantes autant que sales, par-dessus lesquelles cliquètent de grossiers ornements métalliques, sautent sur place, gigottent, se trémoussent avec des contorsions de possédées, piaillent, gloussent, glapissent, cacophonie enragée par-dessus laquelle éclate un hurlement en fausset suraigu, exaspéré, déchirant à la fois et furieux, donnant à se demander si c’est qu’on les égorge ou qu’elles se disposent à égorger quelqu’un. Car je me rappelle le récit que m’en a fait un des témoins des. massacres de Fez, rythmés par ce « you-you » des femmes, expression d’une surexcitation violente jusqu’à la férocité. Parmi ces convulsionnâmes je cherche l’héroïne de la fête. A peine si je l’aperçois, au fond d’une des alvéoles sombres servant de chambre, paquet de soieries versicolores et de clinquant, autour duquel s’affairent des matrones, lamentable image de ce qu’elle sera un jour. Visage de cire, bestial à la fois et puéril, où brûlent sans l’éclairer deux énormes yeux noirs. Passive, amorphe, seule silencieuse au milieu de ce vacarme, tiraillée de mains en mains, on l’attife, on la farde, on l’oint, on la parfume. Des senteurs fades de benjoin et de sa


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