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supérieur d’un territoire militaire n’a pas pouvoir pour une pénalité supérieure à cinquante francs, vous serez d’avis sans doute que la disproportion est vraiment trop à l’avantage d’un simple brigadier. Misérable pays, certes. De fait il ne saurait nourrir tous ceux qui y naissent, dont bon nombre vont travailler en Tunisie : domestiques, portefaix, terrassiers. L’or cependant n’y est pas aussi rare que cela semble. Lorsque le colonel Desvaux parvint A El-Oued, les habitants furent pris à leur propre piège. Par une malice cousue de fil blanc S l a ruse orientale au fond est très ingénue — ils avaient pensé intimider les Français en répandant le bruit que leur ville comptait quatre mille feux et vingt mille âmes, dont cinq mille combattants. Du premier chiffre il y eut à retrancher un zéro et le second fut réduit des trois quarts. Mais on s’en tint aux renseignements donnés pour imposer une contribution de 60.000 francs. Elle fut payée dans les quarante-huit heures. Les villages souâfa ne sont pas moins extraordinaires que les jardins. Ruche, ai-je dit : métaphore qui n’est pas tirée de longueur. Pressées les unes contre les autres, les maisons sont une agglutination de minuscules coupoles recouvrant des cellules à hauteur d’homme, qui mesurent de deux à trois mètres de côté. Pourquoi aussi petites? A cause de leur fragilité. La maçonnerie à peu près sèche, que supportent des poutrelles en bois de palmier, est faite de fragr ments de gypse siliceux qui se trouvé en abondance dans les sables. Ils doivent le nom « roses du Souf » à ce que leur cristallisation, d’une délicatesse infinie, affecte des formes de fleur. Jolis bibelots d’étagère, mais précaires matériaux de construction. Aussi bien ces niches, dont le moindre soleil fait un four, servent-elles seulement pour y dormir quelques semaines d’hiver, le reste de Tannée resseres à provisions. La vie se passe sous une guitoune dressée dans la cour parmi poules, chèvres et pigeons. Au temps le plus chaud, la famille se transporte dans un gourbi entouré d’uiié haie de jjalmes sèches, non dans son jardin, si elle en a un — car imaginez la température qui règne au fond de ces puits — mais en plein bled. Là du moins la rôtissoire est aérée. El-Oued possède son quartier européen. Le bordj : casernements, magasins, hôpital, mess des officiers, ce réduit fortifié enfin de tous établissements sahariens, refuge éventuel'. Puis les bureaux et logements y afférents, la poste, la douane, le dar-dyaf, tout blanc de ses plâtres frais. Les hôtes jusqu’à présent ont été si rares que le besoin ne s’en faisait guère sentir. C’est moi qui l’inaugure. Tout cela égayé — c’est façon de dire — par des espaces dénommés jardins 1. Précaution qui n’est pas vaine. Peu après mon passage des tribus s’agitèrent, des coups de fusil furent tirés aux portes d’El-Oued, des vies menacées, la maison du cheikh mise à sac. Il fallut envoyer le peu de troupes que l'on avait sous la main. La mentalité arabe s’avère dans ce fait que les troubles avaient été fomentés par certain puissant marabout... aux fins de faire ensuite preuve de sa fidélité en les apaisant et par ainsi obtenir la plaque de grand-officier. où, à grand renfort d’arrosage, on fait pousser, pathétique effort, de chétifs arbustes et quelques fleurs que transforme en friture la première morsure de l’été. Un large trottoir bétonné met en communication ces divers édifices. Partout ailleurs ce n’est que sable dans lequel on patauge. Sable partout. Il est en suspension dans l’air, vous pénètre par les yeux, le nez, les oreilles. Il crisse entre vos dents, s’insinue entre la peau et la chemise. Vous en trouvez dans vos draps, dans votre cuvette. Vous en buvez dans votre verre, vous en mangez dans votre soupe. C’est très sain. Rien de plus pur que le sable. Cela s’entend bien que le dispensaire militaire est une véritable clinique ophtalmologique. A Kouinine, particulièrement éventé, le tiers de la population est aveugle. Mais à part cela, c’est avec juste raison que le Souafi vante la salubrité de son bled. J’en ai éprouvé la différence avec l’Oued-Rirh’ quand, au retour, dès mon entrée dans l’oasis de Touggourt m’a assaillie la fade, chaude et morbide odeur d’eau pourrie. Les indigènes notables habitent des maisons moins primitives. Car l’abondance de gypse permet la fabrication du plâtre, rendu article de luxe par le prix du combustible. Toujours elles sont surmontées de la coupole caractéristique. Sur la place du marché, où un mokhazni a grand peine à maintenir l’ordre autour du tas de blé apporté ce matin par une caravane, je remarque, fort imposante, une de ces demeures. Voilà qu’un personnage en sort, à haute mine de caïd, qui se trouve n’être qu’un serviteur. Il me salue et par l’intermédiaire de mon interprète me dit que « madame l'agha» me prie d’entrer prendre le thé avec elle. Allons, encore un de ses dialogues stéréotypés et pétillants... La politesse me commande la résignation. Par un vestibule dont les bancs de maçonnerie sont revêtus de faïences, puis le passage coudé de rigueur, on m’introduit dans une vaste pièce aux tapis somptueux et tentures de soie tunisiennes, qui, n’étaient les fâcheux bibelots de foire, serait vraiment fort belle. Une négresse magnifiquement vêtue — ainsi parle-t-on dans les Mille et Une Nuits Ô me baise la main et me dit, selon toute apparence, que sa maîtresse vient dans l’instant. Il va encore falloir s’entretenir par gestes... Jugement téméraire. Quelques minutes plus tard je suis en conversation animée avec une femme parfaitement arabe, y compris les draperies lamées, les bijoux cliquetants, les paumes au henné, les légers tatouages, mais qui parle français comme vous et moi, intelligente, avertie, dont enfin la suite de mon séjour me mettra à même de connaître la cordialité et la bonté. Voici le mot de l’énigme. Ainsi qu’elle-même originaire de Gonstantine, appartenant à la famille du dernier bey, Mohammed Manamanni a pris sa retraite comme capitaine de tirailleurs. Elle a mené la vie de garnison, ayant son jour, recevant les femmes des camarades français et les camarades mêmes, avec cette concession au préjugé musulman que c'était seulement en présence de son mari. Ayant brigué le burnous écarlate, bien dû à ses loyaux services, il a obtenu l’aghalik d’une tribu nomade de ce désert dont le climat convient à ses rhumatismes. Je le crois!... Gomme on ne peut sortir d’ici qu'à cheval ou à chameau et que Madame Manamanni Bey n’aime pas 22


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